Par Mathilde Gérard Publié le 6 juillet 2022
Le dernier bilan de l’ONU sur la sécurité alimentaire met en garde contre l’échec des politiques internationales à lutter contre la faim.
C’est une nouvelle alerte majeure : la faim continue de progresser dans le monde. Après avoir bondi de 8 % à 9,3 % de la population mondiale entre 2019 et 2020, la sous-alimentation a poursuivi sa hausse en 2021. Désormais, 9,8 % de la population mondiale est touchée, soit près d’une personne sur dix (entre 702 et 828 millions de personnes), selon le dernier rapport sur la sécurité alimentaire mondiale (rapport SOFI) publié mercredi 6 juillet par cinq agences onusiennes – l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Fonds international pour le développement agricole (FIDA), l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Unicef.
Si les indicateurs de l’insécurité alimentaire sont dans le rouge depuis 2015, les perspectives se sont fortement assombries avec la pandémie de Covid-19, qui a mis à l’arrêt une partie des économies mondiales, et notamment le secteur informel dont dépendent les populations les plus précaires. Les restrictions mises en place ont ainsi eu pour conséquence d’augmenter le nombre de personnes sous-alimentées de 150 millions en deux ans (103 millions de personnes en plus en 2020, et 46 millions en 2021).
L’état des lieux effectué par les agences de l’ONU, qui porte sur les données consolidées de l’année 2021, est d’autant plus inquiétant qu’il n’intègre pas encore les conséquences de l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie depuis février. Le conflit, qui met en jeu deux acteurs majeurs des exportations de céréales, d’oléoprotéagineux et de fertilisants, a entraîné des tensions d’approvisionnement sur les marchés internationaux, accentué les hausses des prix alimentaires et un regain d’inquiétude pour les pays très dépendants des importations, en Afrique et au Moyen-Orient en particulier. « Ce rapport sort en pleine crise alimentaire. On est dans un moment extrêmement critique puisque la réalité est aujourd’hui bien pire que ce que documente le rapporte », s’alarme Maureen Jorand, responsable de plaidoyer au CCFD-Terre solidaire, une ONG de solidarité internationale et de développement.
« Fragilité de notre système »
Si l’impact de la guerre en Ukraine est encore difficile à évaluer, les agences onusiennes estiment que le conflit pourrait entraîner une hausse du nombre de personnes affectées par la faim de 8 à 19 millions de personnes selon les scénarios envisagés et la réponse internationale apportée. « La crise du Covid, puis la guerre en Ukraine ont mis en évidence la fragilité de notre système alimentaire, qui a été entièrement spécialisé, et le manque de souveraineté alimentaire de nombreux pays, analyse Emile Frison, membre du panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-food), un think tank basé à Bruxelles. Ceux qui souffrent le plus sont les pays qui se sont spécialisés dans des cultures de rente, [comme le cacao en Afrique de l’Ouest] et sont dépendants des importations. »
Pour autant, insiste l’expert agronome, « il ne faut pas qu’on se trompe en se disant que c’est uniquement à cause du Covid et de la guerre en Ukraine qu’on assiste à une crise alimentaire, et que, si ces problèmes sont surmontés, les choses vont s’arranger ». Ces deux événements internationaux majeurs ont en réalité exacerbé des difficultés structurelles qui les précèdent. « Conflit, climat, choc économique : c’est le cocktail explosif qui explique que la faim augmente depuis plusieurs années, avec une intensification de ces trois facteurs », résume Maureen Jorand. Le continent africain est de loin le plus vulnérable à ces tensions : 20 % de sa population est affectée par la sous-alimentation (la proportion étant de 9,1 % en Asie et de 8,6 % en Amérique latine).
Alors que la communauté internationale s’était engagée en 2015 à éradiquer la faim d’ici à 2030, cette perspective paraît de plus en plus difficile à atteindre. « Ce rapport dissipe le moindre doute quant au fait que le monde recule dans ses efforts pour combattre la faim, l’insécurité alimentaire et la malnutrition sous toutes ses formes, écrivent les agences signataires du rapport SOFI. La distance à parcourir pour espérer atteindre les objectifs de développement durable rallonge chaque année, alors qu’il nous reste de moins en moins de temps avant 2030. » Selon les projections des agences internationales, la faim toucherait toujours 670 millions de personnes en 2030, soit 8 % de la population mondiale, la même proportion qu’en 2015, lorsque l’Agenda 2030 de développement durable a été lancé. Un retour à zéro qui signifierait un échec majeur, d’autant que cette projection pourrait même s’avérer trop optimiste, selon plusieurs analystes.
Selon des projections, la faim toucherait toujours 670 millions de personnes en 2030, soit 8 % de la population mondiale, la même proportion qu’en 2015
Au-delà de l’enjeu de la faim, le rapport documente la progression de l’insécurité alimentaire, une notion plus vaste qui désigne l’incapacité à accéder de façon régulière à une alimentation saine (réduire ses portions, sauter des repas, avoir une alimentation déséquilibrée). Cette insécurité-là touche 2,3 milliards d’individus, soit un tiers de la population mondiale. Là encore, le continent africain paie le plus lourd tribut, avec 58 % de sa population concernée, mais le phénomène n’épargne aucun continent. L’Amérique latine, en particulier, est sur une pente inquiétante. En deux ans seulement, entre 2019 et 2021, l’insécurité alimentaire y a progressé de 10 points, de 31 % à 41 % de la population, une aggravation qui s’explique particulièrement par l’effet de la pandémie et des mesures de restriction mises en place, qui ont paupérisé de larges pans de ses habitants.
« Le Covid-19 a renforcé les inégalités béantes entre régions, entre pays, et au sein même des pays. Lorsque les économies ont repris, en 2021, dans les pays à haut niveau de revenus, la demande a pu être soutenue par différentes politiques monétaires et de soutien. Cela a conduit à une hausse des prix. Les pays à faible niveau de revenu n’ont pas pu suivre, d’autant que leur endettement s’est accru », détaille Maximo Torero, économiste en chef à la FAO. Cette hausse des inégalités s’observe à tous les niveaux. Plus souvent employées dans des métiers précaires et dans les secteurs informels, les femmes ont vu leur situation se précariser davantage sous l’effet du Covid : en 2021, elles étaient 31,9 % à souffrir d’insécurité alimentaire, contre 27,6 % des hommes.
Effets pervers des subventions
Les agences onusiennes se sont penchées également sur les différents indicateurs de la malnutrition, et sur l’insuffisance des progrès enregistrés : l’allaitement maternel exclusif de nourrissons de moins de 6 mois gagne du terrain, mais à un rythme trop lent (de 37 % en 2012 à 41 % en 2020), les retards de croissance chez les enfants reculent légèrement (de 26 % à 22 %) mais restent loin de l’objectif de 12 % en 2030, tandis que l’anémie (déficit du taux d’hémoglobine dans le sang) s’étend, affectant un tiers des femmes en âge de procréer dans le monde… Quant à l’obésité, elle concernait 13 % des adultes en 2016 : un indicateur dont l’actualisation, très attendue, sera publiée en fin d’année. « Tous les indicateurs vont dans la mauvaise direction, à l’exception de l’allaitement maternel, mais qui ne progresse pas à la vitesse requise, s’inquiète Maximo Torero. Il faut radicalement transformer nos systèmes alimentaires le plus vite possible pour inverser ces tendances. »
« Au-delà des images de famine, la faim aujourd’hui a un nouveau visage, le plus souvent silencieux, poursuit Maureen Jorand. On n’est pas dans une question de disponibilité physique, la faim aujourd’hui se joue dans sa dimension économique. Ce qui affecte le plus les populations, c’est l’incapacité économique à se payer leur alimentation. »
Les agences onusiennes estiment que 3,1 milliards de personnes ne pouvaient se payer de quoi se nourrir sainement en 2020, soit 42 % de la population – une proportion qui grimpe à plus de 80 % en Afrique. « Les politiques en place ne permettent plus de lutter contre la faim et l’insécurité alimentaire, observe le rapport. Il est temps que les gouvernements réexaminent leurs politiques de soutien à l’alimentation et à l’agriculture et s’attellent à rendre l’alimentation saine plus accessible. »
Dans une précédente étude publiée en septembre 2021, les agences de l’ONU avaient déjà souligné que la grande majorité des subventions agricoles entraînaient des effets pervers et nécessitaient une réorientation pour agir durablement pour la sécurité alimentaire, l’environnement et la protection des producteurs.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les initiatives pour la sécurité alimentaire se multiplient : projet FARM de la France (pour Food and Agricultural Resilience Mission, « mission de résilience alimentaire et agricole »), Alliance mondiale pour la sécurité alimentaire lancée par la Banque mondiale et l’Allemagne dans le cadre du G7, Groupe de réponse mondiale sur l’alimentation, l’énergie et la finance (GCRG) lancé par l’ONU… « L’insécurité alimentaire est revenue dans l’agenda politique. Enfin, les Etats se mobilisent, c’est positif qu’on en parle, souligne Maureen Jorand. Le problème, c’est qu’on s’y prend mal, avec une communauté internationale désordonnée et une fragmentation de la gouvernance agricole et alimentaire. » Le constat est partagé par Maximo Torero, de la FAO : « Si ces initiatives ne se coordonnent pas davantage et restent atomisées, nous allons rater la fenêtre de tir pour agir. »
Des leçons qui n’ont pas été tirées
Au-delà du manque de coordination, les observateurs s’inquiètent de certaines réponses apportées : « Ces dernières années, on avait constaté des avancées en faveur de systèmes de production plus durables. Mais, avec la crise de l’Ukraine, certains intérêts privés crient au loup et appellent à produire plus de céréales pour limiter la faim, quitte à régler plus tard les aspects environnementaux », s’inquiète Emile Frison.
Pour Maureen Jorand, les leçons des précédentes crises alimentaires n’ont pas été tirées. « On voit qu’on met autour de la table les plus grands négociants des matières premières agricoles pour faire des investissements massifs. C’est exactement ce qui avait été fait en 2008 [après une grave crise des prix alimentaires] et ça avait alors mis en difficulté les petits producteurs, parce qu’il y avait eu de l’accaparement foncier. » Une allusion à la « coalition du secteur privé pour la sécurité alimentaire », lancée par la France fin juin, qui associe plusieurs dizaines de grandes multinationales, dont le groupe de négoce Louis-Dreyfus ou encore le fabricant d’engrais chimiques Yara.
Une étape très attendue sera la réunion en octobre du Comité sur la sécurité alimentaire (CSA), une instance multilatérale réformée en 2009 pour coordonner la réponse aux crises alimentaires. Ce comité réunit non seulement les Etats et les agences internationales (FAO, PAM, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce…), mais aussi la recherche, la société civile et le secteur privé. « Ce serait un vrai outil de coordination et les premiers Etats affectés pourraient faire valoir les initiatives qu’ils souhaitent voir avancer », espère Maureen Jorand. D’autant que le CSA s’appuie sur un conseil scientifique, le panel d’experts de haut niveau, qui a déjà conduit depuis 2010 de nombreux travaux sur la volatilité des prix agricoles, les causes des crises alimentaires et les réponses qui peuvent y être apportées. « Octobre, cela peut paraître loin, mais cela laisse le temps de préparer de vraies réponses politiques structurelles », veut croire Mme Jorand. Pour cela, il faudra que les Etats et les institutions s’y impliquent pleinement.
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