par Julien Lecot publié le 7 juillet 2022
«Nous n’avions jamais été autant sous tension.» Pédopsychiatre au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent des hôpitaux universitaires de Strasbourg, Julie Rolling se désole. Depuis bientôt deux ans, partout en France, elle et ses collègues pédopsychiatres sont sous l’eau, confrontés à une vague qui n’en finit pas d’hospitalisations d’enfants et d’adolescents anxieux, dont les idées noires les poussent parfois à tenter de mettre fin à leurs jours. «Prioriser en fonction des situations les plus urgentes et sévères, savoir quel ado on va choisir d’hospitaliser et quel ado on va devoir faire attendre, réévaluer la liste d’attente… C’est devenu un exercice quotidien, confirme Julie Rolling. Cette situation est clairement inédite.»
A plusieurs reprises ces derniers mois, Libération a mis au jour l’ampleur du mal-être des plus jeunes, documentant une hausse sans précédent des admissions d’adolescents aux urgences pour des troubles de l’humeur ou gestes suicidaires. La plupart des pédopsychiatres attribuaient cette explosion au climat anxiogène de la pandémie : de plus en plus d’enfants mal dans leur peau débarquaient dans leurs services à mesure que les contaminations au Covid-19 grimpaient et que les menaces de restrictions sanitaires planaient. Une hausse en grande majorité portée par des jeunes filles.
Selon Santé publique France, le nombre de passages aux urgences pour des gestes suicidaires a augmenté de 35 % chez les 11-17 ans sur l’année 2021 par rapport à 2018 et 2019, avec une hausse plus marquée encore chez les 11-14 ans (+52 %). Quant aux hospitalisations pour des troubles de l’humeur, l’augmentation atteignait même 60 % sur la même période chez les 11-17 ans, dont 79 % chez les 11-14 ans.
Un «plateau très haut» qui perdure
Avec la levée progressive des restrictions sanitaires depuis février et la relégation de la pandémie au second plan de l’actualité, on pouvait espérer que la situation s’améliore mais il n’en a rien été. «On est arrivés à une sorte de plateau très haut, qui ne semble pas vouloir redescendre», témoigne Julie Rolling à Strasbourg. «Il y a toujours un flux énorme de jeunes patients, on est encore une fois dépassés, souligne Richard Delorme, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital parisien Robert-Debré. A la mi-juin, j’ai envoyé un courrier à l’Agence régionale de santé pour leur dire qu’on était une nouvelle fois au bord du craquage.»
Au centre hospitalier Guillaume-Régnier de Rennes, on sort les chiffres : avant l’arrivée du Covid, le pôle de pédopsychiatrie accueillait en moyenne 25 enfants par mois pour des idées suicidaires ou tentatives de suicide. Au cours des trois derniers mois, le service a continué sur ce rythme (au moins 50 patients) avec une très forte proportion de filles (environ 80 %) et un rajeunissement global, beaucoup ayant entre 10 ans et 12 ans. Alors que la pandémie, sur cette période, semblait loin.
Pour la cheffe du pôle pédopsychiatrie, Sylvie Tordjman, au stress chronique de la crise sanitaire qui «est toujours là» sont venus s’ajouter d’autres événements anxiogènes. A commencer par la guerre en Ukraine : «En février, on avait eu une légère accalmie. Mais juste après le début de la guerre, les admissions sont reparties à la hausse. Des guerres, on en a déjà vu dans le monde, sans que nos services flambent. Mais alors que les systèmes de régulation de stress de beaucoup de jeunes sont déjà en grande difficulté, que les ados sont déjà vulnérables avec le Covid, le moindre événement peut être celui de trop.»
A Strasbourg, Julie Rolling évoque aussi un «effet cumulatif» entre la crise sanitaire, ce conflit aux portes de l’Europe, la menace d’une crise économique ou encore le réchauffement climatique. Autant de facteurs qui font que «beaucoup d’adolescents montrent des difficultés à se projeter vers l’avenir, avec une perte de confiance globale envers les adultes à qui ils reprochent ce qu’il arrive à la planète». La pédopsychiatre note par ailleurs que «les troubles psychiques ont toujours une temporalité secondaire», apparaissant après l’événement traumatisant. «On dit en général que, pour un temps de stress, il faut au moins deux fois plus de temps pour que la situation s’améliore, confirme Richard Delorme. Si on compte deux ans de Covid, ça ne va pas s’améliorer tout de suite.» D’autant que, depuis quelques jours, les contaminations repartent à la hausse dans l’Hexagone.
La dégradation de la santé mentale des adolescents sur le long terme vient mettre à genoux tout le secteur de la pédopsychiatrie, déjà en très mauvais état avant la pandémie. Et alors que les centres médico-psychologiques saturent – les délais d’attente pour une consultation peuvent atteindre dix-huit mois – et que l’hôpital souffre d’une pénurie de personnel, la situation ne va pas en s’améliorant. «On est dans un état d’engorgement jamais atteint, déplore Julie Rolling. On a tout optimisé chez nous, on ne peut pas le faire davantage. Sans moyens supplémentaires sur la table, ça continuera d’être préjudiciable pour les adolescents.»
«Pandémie silencieuse»
«Dans mon service, 27 % de nos lits sont fermés depuis l’été, notamment à cause d’un manque d’infirmiers, alors que parallèlement on a beaucoup plus de besoins. Ça fait vingt ans que j’y travaille, je n’avais jamais vu ça», explique Angèle Consoli, spécialiste de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière et membre du Conseil scientifique. Elle aussi demande plus de moyens pour ne pas «continuer d’hospitaliser des adolescents en pédiatrie, dans des services de psychiatrie pour adulte, ou de les renvoyer chez eux». Début juin, Claire Hédon, la Défenseure des droits, appelait une fois de plus le gouvernement à mettre en place un plan d’urgence pour la santé mentale des jeunes face à «la gravité de la situation», estimant que des moyens déployés sont «largement insuffisants». Contacté à plusieurs reprises à ce sujet, le ministère de la Santé n’a pas répondu à nos sollicitations.
Outre une augmentation du personnel et du nombre de lits, les pédopsychiatres interrogés plaident pour une prévention renforcée, en impliquant au maximum les parents. «On ne peut pas simplement remettre des jetons dans la machine urgences face à cette pandémie silencieuse», dit Richard Delorme, insistant pour une meilleure détection et un meilleur suivi permettant d’éviter que les situations s’aggravent. Les professionnels conseillent notamment aux parents d’aller consulter s’ils constatent un changement de comportement chez leur enfant, une plus grande irritabilité, des troubles du sommeil, une tristesse et un repli sur soi ou encore la consommation de drogues ou d’alcool. Car, selon la métaphore de Richard Delorme : «Il vaut mieux s’inquiéter tôt pour une petite écharde dans le doigt que d’attendre trois mois que ça devienne une infection pour amputer la main.»
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