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mardi 17 août 2021

Le jour où… Hiro Onoda a mis fin à sa Seconde Guerre mondiale

par Arnaud Vaulerin  publié le 16 août 2021

Le 9 mars 1974, près de trente ans après la capitulation de son pays et la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japonais rend enfin les armes. Retranché sur l’île philippine où il avait été envoyé en mission en 1944 et croyant le Japon toujours en guerre, le fidèle lieutenant n’avait jamais voulu admettre la dure réalité de la défaite.

Il ne le sait pas encore, mais la fin est proche. Surtout, ne pas se hâter et se méfier de la lumière du jour, synonyme de danger. Après tant d’années en survie dans la jungle, ce ne sont pas quelques heures de plus, tapi dans les buissons, qui compromettront le moment. Et puis, il faut encore surveiller la zone, rester sur ses gardes comme depuis tant de temps. Peu à peu, le soleil se dérobe derrière la colline, le crépuscule descend sur la rivière et la clairière. La carapace se défait, l’armure se fendille. Comme pour pénétrer un sas, s’affranchir d’un monde, se frayer un chemin vers la fin ultime d’un combat, dans cette plaine de l’île philippine de Lubang.

Le jour s’efface quand Hiro Onoda franchit enfin le pas. Un dernier saut par-dessus un fil barbelé, un arrêt-cachette de quelques secondes derrière un tronc de palmier, une forte inspiration et le voilà à découvert. Torse bombé et fusil à la main, il marche. Devant lui, une tente jaune, un drapeau japonais au vent, un feu de camp et deux hommes. Le premier peine à en croire ses yeux. «C’est Onoda, crie-t-il. Major Taniguchi, c’est Onoda.» Le second a juste le temps de se changer, avant d’apparaître en grande tenue, casquette de l’armée vissée sur la tête. Onoda hurle (1) : «Lieutenant Onoda, major ! A vos ordres !»

Taniguchi retient sa respiration, avant de lire solennellement et d’une voix basse des ordres définitifs : «En accord avec le commandement impérial, la 14e armée régionale a cessé tout combat. […] L’escadron spécial du chef de cabinet du quartier général est relevé de tout devoir militaire. Les unités et soldats sous le commandement de l’escadron spécial doivent immédiatement cesser tout acte de guerre.»

Voilà, c’est fini. Pour le soldat Hiro Onoda, 51 ans, la Seconde Guerre mondiale s’achève enfin. Nous sommes le… 9 mars 1974 sur le bout d’île de Lubang, à 3 200 kilomètres de Tokyo. Le Japon a capitulé depuis vingt-neuf ans, après le feu nucléaire de Hiroshima et Nagasaki, après l’annonce d’une voix chevrotante de la fin de la guerre du Pacifique par l’empereur Hirohito. Onoda n’en a jamais rien su. Il a refusé les évidences et les annonces, n’a pas voulu voir les signes, par obéissance, par fidélité à l’empereur et par déformation professionnelle. Une histoire par ailleurs tout récemment portée à l’écran par Arthur Harari, avec le magnifiqueOnoda, 10 000 nuits présenté lors de la dernière édition du Festival de Cannes.

Un Rambo avant l’heure

Cheveux ras, fine moustache-barbichette, silhouette courte et sèche, Hiro Onoda est délivré mais défait ce 9 mars 1974. «Mon sac à dos me parut soudain très lourd sur mes épaules. […] On a vraiment perdu la guerre ! Comment ont-ils pu laisser faire ça ?» La question est une déception pour celui qui considérait le «Japon comme l’invincible pays des dieux». Elle scelle un monde délirant, une dimension parallèle où les faits et la réalité ont pris la tangente dans les grandes largeurs pendant près de trente ans. A Lubang, dans ce théâtre insulaire de jungle tropicale, Hiro Onoda va résister, occupant un territoire spatio-temporel comme un samouraï, un moine-soldat, un Rambo – avant l’heure- des tartares philippins. Tout entier dévoué à la guerre secrète et à la victoire finale et inéluctable, car bien sûr, elle était écrite.

Depuis des années, Onoda y avait été préparé. Il a 20 ans quand il réussit le test d’aptitude physique à l’armée en 1942. Banzaï ! Bon pour le service et prêt à en découdre au nom d’un Japon propulsé dans la conquête de l’Asie depuis le début des années 30. «Fou de Kendo», ce cinquième enfant d’une famille de sept intègre l’escadron de formation militaire de Futamata. Maintenant, il faut oublier les honneurs et les distinctions. Combats cachés et mission immergée, c’est le début de la guerre psychologique. «On nous enseignait un type de guerre multicellulaire dans lequel chaque parcelle d’information disponible est utilisée pour plonger l’ennemi dans la confusion», raconte Onoda dans son autobiographie.

A l’automne 1944, les troupes américaines ont débarqué à Leyte au centre des Philippines. La mobilisation a redoublé dans les rangs japonais, avant le chaos sacrificiel et le début de la débandade. Témoin et victime, Shohei Ooka a raconté ce «Verdun» nippon dans les Feux, grand roman sombre (2), au cœur de la boucherie des confins, dans les méandres de la guerre du Pacifique. Le branle-bas est plus que jamais de mise au sein de l’état-major japonais qui joue son va-tout.

En décembre, Hiro Onoda reçoit sa feuille de route avant de gagner Lubang : «Cela peut prendre trois ans, cinq ans, mais nous reviendrons vous chercher. En attendant, tant qu’il vous restera un soldat, vous devrez continuer à le commander. Vous devrez peut-être vous nourrir de noix de coco. […] Mais en aucun cas, vous ne pouvez vous donner volontairement la mort.» Plus qu’un ordre, un devoir, un impératif, un privilège même. Le major Taniguchi valide la feuille de route en faisant vibrer la corde sensible : «Onoda, vous devez considérer comme un honneur de mener les hommes de sa majesté l’empereur.»

Peu à peu, l’ennemi se rapproche. Les combats sont violents, les morts, les suicides, les redditions se comptent par dizaines. Le contingent nippon se divise en cellules et gagne le flanc boisé des collines. A la mi-octobre 1945, Onoda tombe sur un morceau de papier, premier d’une longue série : «La guerre a pris fin le 15 août, descendez des montagnes.» Mais si le conflit est terminé, pourquoi les ennemis continuent-ils à ouvrir le feu, interroge le lieutenant. A la fin de l’année, un nouveau tract est largué d’un Boeing B-17 : sur «ordre direct de l’empereur», reddition exigée par le général Yamashita. «Un faux, une ruse de l’ennemi», selon Onoda qui convainc ses hommes de la justesse de ses vues.

Avec trois autres soldats, il fait le serment de continuer le combat. La longue survie démarre. Nous sommes au printemps 1946. Les quatre hommes bougent en permanence, se cachent dans la jungle, dans des grottes pour éviter d’être localisés par les autochtones, esquivent les attaques de l’armée. La guerre psychologique est à l’œuvre, à en croire Onoda. «Les paysans sont vus comme des troupes déguisées, des espions ennemis.» Il faut tenir, être discret, en veille, selon l’adage que «l’insecte silencieux perce des murailles».

«Supercherie de l’ennemi»

En 1949, petit coup de canif dans le serment et grande menace pour le groupe. Akatsu, l’un des quatre, étiqueté comme un «imbécile, un boulet», déserte. Il va parler. Quelques mois plus tard, un haut-parleur, en japonais, leur donne «72 heures pour se rendre», avant l’envoi d’un corps expéditionnaire. «Mais les Japonais ne disent jamais 72 heures pour trois jours», suspecte le lieutenant. Le message est traduit d’une langue étrangère. C’est la preuve que la guerre n’est pas terminée.

La détermination du trio mené par Onoda redouble : «Nous devons sécuriser l’ensemble de l’île avant que nos troupes débarquent de nouveau.» Des lettres, des photos de famille, des journaux sont jetés du ciel ; des drapeaux, des souvenirs laissés sur des chemins. Le verdict ne souffre pas l’ambiguïté : «Supercherie de l’ennemi» avec des «inconnus» sur les clichés, des décors modifiés, des «articles falsifiés», des «faux» en pagaille. Mieux, si les Américains se sont procuré des photos, c’est parce qu’un agent japonais leur a refilé de fausses informations. Conclusion imparable : «Vu que les deux camps envoient toutes sortes de messages, la contre-attaque japonaise doit être imminente.»

Rien n’entame les certitudes des hommes de la jungle, de plus en plus isolés. L’un d’eux, Shimada, est tué en 1954 lors d’échanges de coups de feu. Onoda reste en tête à tête avec Kozuka. Survivalistes avant l’heure, ils apprennent à se soigner, à analyser leurs selles et leurs urines, à tuer et à dépecer des vaches, à stocker la viande, à composer avec les pluies tropicales, la malaria, les scorpions, les rats, les scolopendres. Ils deviennent les «démons de la montagne»que n’arrivent pas à attraper les unités de recherches, les autorités locales, leurs propres familles pourtant dépêchées sur les lieux elles aussi. L’enfermement est total, la guérilla «derrière les lignes ennemies», une réussite.

«Tournant décisif»

Un jour de la fin 1965, Onoda et Kozuka volent une radio dans une cahute. Ils n’ont plus eu accès à des infos depuis six ans. «Nous ne crûmes pas un mot de ce que nous entendîmes à la radio au sujet des questions militaires et des relations internationales», écrit Onoda. Son compère est bluffé par les Américains qui sont «vraiment bons»pour diffuser des programmes falsifiés. «Ils doivent enlever tout ce qu’ils ne veulent pas que l’on entende avant de rediffuser le tout quasiment en direct. Ils ont dû engager une équipe de gens très doués. Je leur tire mon chapeau», surenchérit Onoda.

Puis, le lieutenant se retrouve seul pour de bon le 19 octobre 1972. Kozuka est abattu par la police philippine. Les appels des haut-parleurs, le parachutage de journaux et de lettres reprennent. Mais Onoda reste inflexible. Même après la lecture d’un haïku de son père déposé dans sa hutte : «Pas même un écho /Ne répond à mon appel /Dans les montagnes estivales.» Il se fond dans la nature, rampe, enterre ses affaires, construit des cachettes, se nourrit, gère ses munitions. Il ne ressent guère le besoin de parler. De plus en plus souvent, il reste assis en fixant un point devant lui. C’est bientôt le «tournant décisif». Le 20 février 1974, il surprend Norio Suzuki auprès d’un arbre. L’explorateur japonais gagne sa confiance et lui demande s’il veut rentrer au Japon. «Si vous voulez que je rentre avec vous, apportez-moi des ordres officiels», finit par concéder le soldat. Début mars, Suzuki revient avec le major Taniguchi et les ordres. Le samouraï Hiro Onoda récupère son sabre caché dans un arbre et dépose à terre son sac à dos trop lourd. C’est l’adieu aux armes et le retour au Japon en paix.

(1) Au nom du Japon de Hiro Onoda, traduit de l’anglais par Sébastien Raizer. La Manufacture de livres, 318 pp.

(2) Les Feux de Shohei Ooka, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle. Autrement, 2019, 264 pp.


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