Par Justine Rodier Publié le 15 août 2021
« Bon week-end et n’oubliez pas la dissertation pour lundi ! », rappelle Isabelle P. depuis le tableau de la classe en finissant de ramasser ses affaires. D’un pas vif, elle traverse la cour de son lycée d’Argenteuil (Val-d’Oise) et passe les grilles du portail. Elle n’est qu’à quelques pâtés de maison de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul, à Colombes (Hauts-de-Seine), mais la messe commence dans trois minutes.
Avec son jean, sa chemise à rayures et ses baskets, rien ne laisse deviner qu’Isabelle est vierge consacrée. Sa croix est rangée sous ses vêtements et seul un anneau fin en demi-jonc, enfilé à son annulaire droit, témoigne discrètement de ses épousailles mystiques avec Dieu. La jeune femme de 35 ans le porte depuis plus de quatre ans, « le 10 décembre 2016 très exactement », aime-t-elle rappeler.
Depuis le jour de sa consécration par l’évêque, Isabelle P. est reconnue vierge consacrée par l’Eglise catholique et son amour pour le Christ est proclamé aux yeux de tous. Depuis l’extérieur, rien n’a vraiment changé : elle continue d’exercer son métier de professeure de lettres modernes, vit toujours dans son appartement au sein d’un quartier tranquille de banlieue parisienne, est libre de déménager, d’aller et venir à sa convenance. Depuis l’intérieur, elle a accepté de s’unir à un époux invisible et a renoncé à une vie de famille.
Ni laïques ni religieuses
Contrairement aux prêtres ou aux religieuses, les vierges consacrées ne formulent pas les vœux d’obéissance, de chasteté et de pauvreté. Ni laïques ni religieuses, elles font vœu d’abstinence et continuent à vivre dans leur contexte ordinaire. Elles ne se côtoient presque pas, voire ne se connaissent pas, et ne partagent rien d’autre que le fait d’avoir « épousé » Dieu. Elles n’ont pas d’obligations rigides mais une mission – faire rayonner le message chrétien au cœur de la réalité du monde – et respectent, autant que possible, les cinq prières journalières.
Ni laïques ni religieuses, elles font vœu d’abstinence et continuent à vivre dans leur contexte ordinaire
Isabelle P. n’oublie jamais les principales : les laudes du matin, les vêpres du soir et les complies avant d’aller dormir. Elle récite parfois celle du milieu du jour en s’éclipsant à la messe. « Mais ça n’arrive pas souvent car j’aime beaucoup déjeuner à la cantine avec mes collègues », sourit-elle. Elle va à la messe dès qu’elle le peut, « environ un jour sur deux ».
Pour les vierges consacrées, ce temps de prière est un « tête-à-tête avec Dieu », une manière de « nourrir » la relation. Elles s’adaptent en fonction de leur travail. Si Claire Dauphin, cardiologue, ne peut pas prier pendant ses gardes, Frédérique Poulet est plus assidue : « J’enseigne la théologie au Collège des Bernardins et il y a un oratoire où nous pouvons prier. Nous sommes plusieurs à être vierges consacrées parmi les professeures et les étudiantes, et nous allons parfois à la messe ensemble le midi. »
Sur les quelque 4 000 vierges consacrées dans le monde, la France en compte un peu plus de 600 selon l’Ordo virginum, l’ordre des vierges consacrées. Elles sont 700 en Italie, pays en tête. A la campagne ou en ville, elles sont diplomate, factrice, pharmacienne, agente de ménage, théologienne ou assistante sociale. Plus de la moitié d’entre elles sont retraitées selon la Conférence des évêques de France et leur âge moyen tourne autour de 60 ans. On en compte environ soixante à Paris, vingt à Lyon, mais seulement deux dans le diocèse de Quimper.
Ces femmes vivent « une relation intime très forte, un amour brûlant difficile à décrire », tente d’expliquer Annick Andrier, 50 ans, assistante de direction dans la fonction publique. Toutes ont ressenti, plus ou moins jeunes, le désir de devenir les épouses mystiques du Christ et de s’unir à lui pour la vie – de la même manière que d’autres se marient.
Comme le oui au mariage
C’est par hasard que Claire Chevrolle se rapproche de Dieu. Elevée dans une famille non-pratiquante, elle est baptisée mais n’a pas été au catéchisme, n’a pas fait sa communion ni sa profession de foi. A 26 ans, elle pousse la porte d’une église et se rend à une messe, « sur un coup de tête, pour voir ce que c’était. Ce jour-là, j’ai compris que ma vie était au Christ et que je voulais me consacrer à lui. »
Elle envisage d’abord la vie religieuse et part vivre un an dans un monastère du Périgord. Mais cette forme de vie ne lui correspond pas : « Je ne voulais pas d’une vie communautaire qui m’écarte du monde. » La volonté « d’être dans le monde » est commune à toutes les vierges consacrées qui souhaitent mener un train de vie proche de celui des autres pour mieux les comprendre et être « disponible ».
« Je sais ce que c’est de payer son loyer, de gérer les fins de mois et d’être d’astreinte », résume Claire Chevrolle, qui exerce un poste à responsabilités pour un grand groupe industriel. A 35 ans, lors d’un week-end en Belgique, elle rencontre une vierge consacrée et découvre à cette occasion l’Ordo virginum : elle est tout de suite attirée par cette vocation, prend le temps de se renseigner puis va voir l’évêque de son diocèse qui accepte sa candidature.
Commence alors une « période de discernement », destinée à s’assurer que la vocation de vierge consacrée est celle qui correspond à la « candidate ». « Le cheminement est important car c’est un choix de vie définitif qui engage une maturité avérée. Certaines candidates se rendent compte que ce n’est pas pour elles. D’autres fois, nous ne les sentons pas pleinement faites pour cela et nous leur suggérons de se tourner vers des communautés religieuses ou de formuler des vœux privés », assure le père Philippe Potier, membre de l’équipe de formation des vierges consacrées en Ile-de-France.
Le discernement peut durer de quelques mois à une dizaine d’années. Même si la minorité de consécration est fixée à 25 ans, peu de femmes sont consacrées avant 30 ans. La majorité d’entre elles attendent 40 ans. Il n’y a pas d’âge maximum, mais la personne consacrée doit être « autonome et indépendante ».
« Ce jour-là, j’ai compris que ma vie était au Christ et que je voulais me consacrer à lui »
Arrive ensuite le temps des épousailles mystiques avec le Christ. « La consécration est comme le oui au mariage. On choisit le Christ pour toujours et l’Eglise nous choisit comme épouse du Christ pour toujours », explique Claire Chevrolle, qui attend avec hâte le jour de sa consécration. Les postulantes font alors une liste d’invités, envoient des faire-part, choisissent une robe, une alliance, et constituent un livret avec les chants et les prières qui seront entonnés durant la cérémonie. « Vraiment comme un mariage ! », sourit Stéphanie Bordes, 46 ans, qui a invité plus de 300 personnes pour l’occasion.
Il y a en moyenne une quinzaine de consécrations par an, qui ont souvent lieu lors du week-end de Pâques, jour de la Résurrection du Christ, ou lors de fêtes de la Vierge comme l’Assomption, le 15 août. Le rituel est impressionnant. Après de nombreux chants et prières, la candidate s’étend de tout son long devant l’autel, face contre terre, avant d’être reconnue vierge consacrée aux yeux de l’Eglise catholique. Elle reçoit ensuite un anneau en gage de fidélité, un cierge, symbole de vigilance et de service, et le livre d’heures, contenant le calendrier liturgique ainsi que les différentes prières à effectuer. Un voile peut également être remis ; il marque la discrétion et rappelle le mariage, mais n’est pas obligatoire.
Des vierges pas forcément vierges
A la fin de sa cérémonie, Isabelle P. a convié tous ses invités dans une salle. « Pour accompagner le cocktail, j’ai fait venir une baraque à frites : je trouvais ça plus convivial ! », se souvient-elle, amusée. Entre les jeux des enfants et la musique, les invités « certains pratiquants, d’autres non, d’autres encore ayant une autre religion que la mienne » discutent allégrement en attendant leur cornet près du food truck.
Il existe autant de styles de fêtes que de vierges consacrées : sobriété et petit comité pour certaines, danse traditionnelle israélienne pour d’autres. Entre les amis et la famille, certaines invitent leurs collègues. Toutes n’en parlent pas de la même manière. Stéphanie Bordes travaille dans une école primaire privée et sa consécration n’est un secret ni pour les élèves ni pour leurs parents. Marie M., employée au ministère des affaires étrangères, reste plus discrète mais répond volontiers aux questions des curieux.
Si l’Ordo virginum existait dans les premiers temps du christianisme, il a disparu au Moyen Age et n’a été ressuscité qu’en 1970 par le Vatican. En 2018, l’Eglise, à travers l’instruction Ecclesiae Sponsae Imago, a souligné que la virginité physique n’est pas un critère déterminant pour devenir vierge consacrée.
« Il s’agit avant tout d’une virginité spirituelle, d’âme et de cœur. Il s’agit d’une disponibilité », indique Mgr Laurent Dognin, évêque de Quimper et Léon, et référent pour l’Ordo virginum en France. Le n° 88 de l’instruction souligne que cet appel « n’est pas réductible au signe de l’intégrité physique ». Toutefois, la candidate ne doit jamais avoir été mariée ni avoir eu d’enfants : « Cela ne serait pas cohérent et même confus. En plus, une femme ayant des enfants a d’autres responsabilités que celle de se consacrer à Dieu. »
A la parution de l’instruction, l’association des vierges consacrées des Etats-Unis s’est déclarée « profondément déçue » par cette décision, arguant que « toute la tradition de l’Eglise a fermement soutenu qu’une femme doit avoir reçu le don de la virginité physique et spirituelle pour recevoir la consécration des vierges. »
« Il s’agit d’un traitement discriminant pour les femmes : on ne demande pas à un prêtre d’être puceau avant de l’ordonner »
En France, l’instruction n’a pas fait de remous en public, ce qui n’empêche pas des débats en coulisse. « La virginité physique permet d’exprimer clairement la virginité du cœur qui, elle, n’est pas palpable », assure Véronique Maitrot, vierge consacrée et membre de l’équipe de formation de Lyon. Elle assure être opposée aux certificats de virginité mais insiste sur le fait que la question « doit être franchement posée aux candidates et au début du discernement. C’est ce que nous faisons sur le diocèse de Lyon. » Ailleurs, certains évêques ne s’attardent pas sur le sujet : il n’y a pas de marche à suivre et chaque personne accompagnant la candidate peut aborder le sujet ou non.
Chez les vierges consacrées, il n’y a pas d’avis tranché. La question est normale et légitime pour certaines, intrusive et choquante pour d’autres. « Je suis outrée par cette obsession ! Ma vocation ne consiste pas à être physiquement pure mais à donner mon cœur et ma vie à Dieu, lance une vierge consacrée de 69 ans. Il s’agit d’un traitement discriminant pour les femmes : on ne demande pas à un prêtre d’être puceau avant de l’ordonner », renchérit-elle.
« Cela ne répond pas à une attente patriarcale »
Aujourd’hui, avec les différentes instructions du Vatican, cet ordre tend à se structurer. Il y a six ans, des formations sont apparues dans les diocèses de Lyon puis de Paris : les candidates doivent désormais suivre un parcours en trois ans, assister à une petite dizaine de week-ends et être suivies par des « marraines ». « Cela permet d’avoir une formation centrée sur l’originalité de cette forme de vie consacrée et que le discernement ne soit pas qu’individuel », explique le père Potier, formateur en Ile-de-France.
Sans acter d’une institutionnalisation, l’Ordo virginum revient sur le devant de la scène et pourrait bien élargir ses rangs dans le futur. Les vierges consacrées interrogées se réjouissent de cette notoriété croissante alors que la majorité d’entre elles ont découvert cet ordre discret par hasard.
Pour les non-initiés, le terme « vierge consacrée » interpelle. Plusieurs femmes préfèrent se dire « épouses du Christ », « religieuses dans le monde » ou tout simplement « consacrées », termes jugés moins « tradi ». Pour Véronique Maitrot, cette vocation ne s’inscrit certes pas dans le mouvement de la société actuelle, sans que ce soit un problème : « Nous sommes totalement à contre-courant mais notre vocation implique d’être un signe de contradiction. Nous sommes le témoignage vivant que Dieu seul peut suffire à une vie. »
De son côté, Isabelle P. juge que son état de vie est très minoritaire, sans qu’il s’oppose fondamentalement aux avancées actuelles de la société ni à la lutte contre le patriarcat. « Je suis une femme indépendante, totalement libre dans ce que je suis et les choix que je fais, autant pour mon mode de vie que pour mon corps, et cela ne répond pas à une attente patriarcale », assure-t-elle sans trembler.
Si ces dernières paroles sont sans aucun doute celles d’une femme libre, elles n’éclipsent pas le débat sur le contrôle de la virginité physique de ces femmes qui, en France, n’est pas totalement clos en interne. D’autant que le destin de ces femmes dépend de l’autorité des hommes, les consécrations nécessitant l’aval des évêques.
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