par Johanna Luyssen et Marlène Thomas publié le 16 août 2021
La patronne d’Abby la regarde avec bienveillance. «Vous vous êtes bien adaptée. Je pense qu’il est temps que vous passiez à l’étape suivante. Rejoignez-moi dans la salle des ME dans cinq minutes.»Abby est folle de joie. «T’as entendu ça ?, demande-t-elle à sa collègue. Je dois passer à l’étape suivante !» Sa collègue, ironique : «Tu sais ce que ça signifie M.E ? Morceaux d’enfants. J’espère que t’as l’estomac bien accroché.»
«Après chaque avortement, raconte la voix off narratrice deUnplanned, chaque fœtus devait être reconstitué dans une boîte afin de s’assurer qu’il ne manquait aucun morceau.» Guillerette, Abby débarque dans la salle des «morceaux d’enfants». Elle tripatouille un fœtus avorté dans une boîte sans s’émouvoir. Sa patronne, la directrice du centre de Planning familial dans lequel elle travaille, est enchantée parce qu’elle n’a pas vomi. Abby est promue directrice de l’établissement.
Production hollywoodienne
Voilà, à gros traits, le genre de propos que véhicule Unplanned, film diffusé lundi sur C8 (et disponible sur Prime video). Une version hollywoodienne (1 h 49) d’un clip de propagande anti-IVG, un récit «basé sur des faits réels» qui accumule les mensonges grotesques, comme lors de cette IVG où un fœtus se débat : «On dirait qu’il fuit le cathéter», remarque Abby. «Ils font tous ça», répond, blasé, l’impitoyable chirurgien. Cette scène est naturellement, comme le formule la gynécologue Ghada Hatem, directrice de la Maison des femmes, «du fantasme pur et simple». Quant à celle de reconstitution d’un fœtus, elle est, tranche la gynécologue obstétricienne Sophie Gaudu, «totalement bidon. Ce n’est pas nécessaire, on sait qu’un avortement est terminé, que l’utérus a repris sa place grâce à des signes cliniques techniques et via l’échographie, on voit bien que l’utérus est vide. Ça n’a aucun sens.»
Le film se base sur l’histoire «vraie» d’Abby Johnson, une jeune Texane qui, après avoir passé huit ans dans un centre de Planning familial dépeint comme une machine à se faire du fric sur le ventre des femmes, le quitte, finalement rongée par les remords. Elle devient militante anti-IVG. Un retournement idéologique total, donc, un récit de conversion, grand classique chez les propagandistes chrétiens anti-IVG, qui manient volontiers l’image de la repentie ; ils ont fait de même avec une autre Texane, Norma McCorvey, plaignante à l’origine de l’arrêt de la Cour suprême Roe vs Wade, qui a reconnu l’avortement comme un droit fondamental. Après avoir été à l’origine de cette jurisprudence historique, McCorvey a viré militante anti-IVG – même si elle a confié, peu avant sa mort en 2017, avoir été payée par des groupes évangéliques pour le faire.
Enième avatar du backlash
Depuis l’annonce de la diffusion en France du film, sorti en 2019 aux Etats-Unis, les milieux féministes s’inquiètent. Beaucoup y voient un énième avatar du fameux «retour de bâton» (backlash en anglais) contre les femmes et leurs droits, notamment reproductifs. C’est le cas de la présidente du Planning familial, Sarah Durocher. «Nous sommes en colère de voir ce film programmé alors qu’actuellement les associations, les féministes se battent pour l’effectivité du droit à l’avortement en France. C’est un choix politique, et ça montre aussi que mettre en prime-time un film anti-avortement aujourd’hui est possible. Cela met en exergue ce que nous constatons : la montée des anti-choix en France et en Europe.»
La politiste Bérengère Marques-Pereira, professeure à l’Université libre de Bruxelles et autrice de l’Avortement dans l’Union européenne. Acteurs, enjeux et discours (Editions du Centre de recherche et d’information sociopolitiques), connaît bien cette mouvance antichoix. Selon elle, ce film est bien le résultat d’une mise en réseau de mouvements solidement adossés à l’Eglise. «Cette constellation, explique-t-elle, a éclos à partir des années 90, en réaction aux grandes conférences internationales onusiennes comme celles du Caire ou de Pékin, qui formulaient une sorte de reconnaissance des droits des individus dont ceux des femmes. C’est une forme de backlash. S’ajoutent à ces mouvements anti-IVG d’autres populistes et identitaires de droite.»
Cette alliance objective entre militants anti-IVG et populistes de droite cherche tous les relais possibles, en particulier séculiers. Un film de propagande est, dans ce contexte, une arme de choix. Dans la guerre culturelle qui se joue aux Etats-Unis autour de la question de l’IVG, Unplanned et ses 21,3 millions de dollars au box-office ont été un atout pour les lobbyistes anti-avortement, galvanisés par la présidence Trump – le film est financé notamment par l’homme d’affaires Michael Lindell, fervent partisan de l’ancien chef d’Etat américain et converti au catholicisme après des problèmes d’addiction. Diffusé sur Fox News, refusé partout ailleurs, Unplanned a rencontré un certain public, en particulier dans la Bible Belt, une ceinture dans le sud-est des Etats-Unis regroupant un nombre élevé de personnes se réclamant d’un «protestantisme rigoriste».
Un signalement du CSA seulement possible a posteriori
En France, le contexte est bien différent. En outre, une loi y punit l’entrave à l’IVG, et depuis 2016 ce délit a été élargi au numérique. Certaines voix en appellent sur les réseaux sociaux à frapper la diffusion d’Unplanned de ce sceau. D’autres réclament l’intervention du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui indique que le signalement d’un contenu problématique est possible, mais a posteriori.
La sénatrice PS Laurence Rossignol, ex-ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, est à l’origine de la loi élargissant le délit d’entrave à l’IVG. Pour elle, ce film n’en relève pas. Il est avant tout protégé par la liberté d’expression et de création. Elle le compare au film de désinformation sur le Covid Hold-up. «Il n’y a aucun recours possible. On est bien obligées d’admettre qu’être anti-IVG relève de l’opinion ; une opinion partagée par des gens qui ne sont pas des délinquants, à commencer par le pape. On ne peut rien faire à part dire que ce sont des mensonges ; d’autant que C8 n’est pas du service public. A côté de ça, la fondation Jérôme-Lejeune m’agace bien plus. Sous couvert de faire de la recherche sur la trisomie, elle consacre une part importante de son énergie à lutter contre l’IVG et la recherche sur l’embryon, et dans le même temps continue à bénéficier d’argent public.»
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