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mardi 17 août 2021

Inès Weber : «Le but de la connaissance de soi est justement le dépassement de soi»

par Cécile Daumas

publié le 20 août 2021
Accaparés par la «to do list» du «faire», nous serions oublieux des aspirations essentielles qui sont justement de l’ordre de l’«être», et non de l’«avoir». Puisant dans l’héritage des grandes religions, la psychologue envisage le travail sur soi comme une quête existentielle, ne craignant pas de s’adresser à nos âmes. 

Trouver sa place au sein du monde et de la nature, se renouveler ou s’affirmer ? Cet été, Libération explore les changements existentiels, les bifurcations professionnelles, intimes, familiales ou spirituelles. Lâcher prise, accepter ses limites, les repousser, partir à l’aventure, s’accomplir intellectuellement ou physiquement…

Psychologue d’une trentaine d’années, Inès Weber a grandi dans une famille athée et un pays laïque. Aucune éducation religieuse, quasi-inculture dans ce domaine-là. Puis un jour, elle découvre les textes sacrés: la Bible hébraïque et les rites juifs, puis les Evangiles, la Baghavad Gita, de grands philosophes de l’islam aussi comme Mohamed Iqbal. «Une rencontre bouleversante», dit-elle. Installée à Avignon, la psychologue est convaincue que nous sommes bien plus que notre simple biographie, notre enveloppe corporelle ou notre conscience du monde. Pour elle, le travail sur soi est une quête intérieure et personnelle mais non solitaire. Avec le philosophe Abdennour Bidar, elle a créé en 2015 le Sésame, espace de réflexion autour des différents héritages de sagesse, philosophiques et spirituels, d’Orient et d’Occident, sans exclusive, et ouvert à tous : athées, agnostiques, croyants.

Etre soi était l’acmé de tout individu accompli avant la pandémie. Qu’avons-nous vécu durant cette période exceptionnelle ?

Nous avons vécu l’inverse, l’oubli de soi au nom de l’intérêt général. On a demandé aux hommes et aux femmes de toute une nation, et même du monde entier, de faire passer leurs intérêts particuliers et leurs aspirations personnelles au second plan, voire aux oubliettes. Un effort sans précédent aux allures sacrificielles, que certains ont trouvé justifié et d’autres disproportionné. Cet effacement de soi me semble parfaitement symbolisé par l’emblème de cette période : le port obligatoire du masque. Le masque a entraîné la perte du visage, lieu de notre corps où se loge la personnalité, la partie la plus unique et la plus irremplaçable de nous-mêmes. On aurait tort de banaliser cet accessoire qui est tout sauf un détail : le fait d’effacer nos visages pendant plus d’un an et demi n’est pas anodin. Le visage est la partie visible de notre corps qui donne accès à l’invisible, dit Levinas. Une fenêtre sur notre âme.

Etre soi serait une quête légitime ?

Légitime et indispensable, un grand enjeu de la vie humaine : comment être fidèle à moi-même, fidèle à ma nature profonde, au sein de mon existence ? Si j’ai l’impression de passer à côté de moi ou d’être coincé dans un personnage, ma vie perd de son sens et de sa saveur, inévitablement. Bien sûr, cette quête peut engendrer des excès. Mais elle est aussi une réaction à une norme forte. Dans notre société actuelle, nous sommes surtout soumis à l’injonction d’être comme tout le monde. S’adapter, répondre aux attentes, correspondre à la norme, entrer dans le moule, ne pas faire de vagues, voilà à quoi nous sommes le plus soucieux la plupart du temps ! Finalement, cela aboutit à des vies assez mécaniques, qui se résument à accomplir quotidiennement un ensemble de tâches qu’on apprend à bien faire mais qu’on n’habite pas. Ça me rappelle le livre de Bernanos : la France contre les robots. Et c’est ce même système économique, le capitalisme, qui vide nos vies de leur sens et qui ensuite nous vend tout et n’importe quoi pour nous donner ce petit supplément d’âme qui nous manque. Comme si mon style vestimentaire allait suffire à me donner une personnalité unique et singulière. Mais attention, cet «être soi» promu par la société de consommation est en fait «l’être moi», le petit ego ordinaire et complaisant qui se veut tout-puissant, qu’on va flatter, encourager dans ses revendications égotiques en lui vendant toute une panoplie de moyens pour assouvir ses besoins. Des baskets qu’il peut «designer» à son goût ? En est-il plus heureux ?

Vous faites la distinction entre le «soi» et le «moi»...

Je fais la différence entre le «moi social» et l’être profond, distinction que l’on retrouve par exemple chez le philosophe Henri Bergson, ou chez Karlfried Graf Dürckheim, psychothérapeute allemand initié au bouddhisme zen. Une partie de nous est soucieuse de s’adapter au monde, en contact avec l’extérieur, elle est façonnée et influencée par l’environnement qui nous entoure. C’est l’être de surface, le moi social. Et puis, il y aurait − c’est un postulat avec lequel on peut ne pas être d’accord − une partie de nous qui, elle, serait inconditionnée, qui serait notre essence pure. Ce serait notre être essentiel ou notre «moi profond» mû par le souhait de devenir soi-même, beaucoup plus soucieux des lois de la vie que des logiques humaines. Or ce qui se produit actuellement dans notre société, c’est qu’on ne reconnaît et qu’on invite à développer que le moi social dans l’oubli, voire le déni de l’être profond. De nombreuses personnes se retrouvent ainsi à «cocher toutes les cases» : avoir une famille, une maison, un travail, des loisirs, parfois sous des formes qui leur conviennent bien, mais au fond d’eux ils sentent qu’il leur manque toujours quelque chose. Ils n’ont développé que leur moi social et ont oublié leurs besoins fondamentaux, leurs aspirations essentielles qui sont justement de l’ordre de l’«être», et non de l’«avoir» ou du «faire».

Ce moi profond est une croyance ?

C’est une croyance aussi longtemps que ce n’est pas une expérience. Mais nous savons intimement que nous ne sommes pas seulement notre corps, notre état civil, ou notre biographie. Quelque chose en nous a cette intuition : je ne sais pas qui je suis mais je ne suis pas que cela. Et si on se met à chercher dans notre vie où on a vraiment été, où notre vrai «je suis» s’est le plus exprimé, on trouvera les petits cailloux qui nous feront retrouver notre chemin. Chacun d’entre nous arrive à trouver au moins un moment dans sa vie où il a pu ressentir une certaine qualité de présence, se sentir être pleinement soi-même, au plus juste. Tout le monde− je n’ai encore rencontré aucune exception − a fait cette expérience au moins une fois dans son existence. Une fois qu’on s’en souvient, un choix s’offre à nous. Soit on considère que ce sont des petites parenthèses enchantées destinées à rester fugitives et rares. Soit on considère que ce sont là des sommets qui nous indiquent ce que l’on peut viser dans la vie et on se met à entreprendre d’élever l’ensemble de notre existence à ce niveau de qualité. C’est ce qu’on peut appeler le travail sur soi ou l’effort spirituel. Car la conscience que nous avons de nous-mêmes est réduite, incomplète.

En quoi consiste ce travail sur soi ?

Comme je l’ai dit, tout part généralement d’une insatisfaction profonde et d’une intuition que c’est insuffisant, qu’il y a autre chose à chercher, à viser dans la vie pour qu’elle vaille vraiment la peine d’être vécue. Je vois des personnes très bien loties qui ont tout ce qu’on jugerait désirable, qui ont atteint tous les buts promus par notre modèle de réussite et qui pourtant, ressentent cette insuffisance. C’est cette insatisfaction qui nous met en recherche, elle agit comme un aiguillon. En recherche de quoi au juste ? On pourrait parler, avec les philosophes grecs, ou je pense aussi au grand Zoroastre (1), d’une recherche de la vie juste. On pourrait parler aussi de recherche du bonheur, de la vérité, ou bien même de Dieu. Aujourd’hui, on parlerait plus volontiers de recherche de sens ou d’ une vie authentique mais peu importe le vocabulaire, c’est le chemin qui compte, c’est-à-dire la conscience qu’il y a une distance entre ce qui est déjà là et ce qui pourrait être, ce à quoi on peut prétendre, ce qu’il nous est permis d’espérer. «La perfection de l’homme, c’est sa perfectibilité », disait André Neher. C’est notre perfectibilité qu’il nous faut prendre en compte, cette possibilité de «persévérer dans notre être», pourrait-on dire aussi avec Spinoza, d’être en croissance et d’atteindre un niveau de conscience qui nous permet d’être épanoui, juste, digne, etc.

La société telle qu’elle est organisée empêcherait ce travail ?

Elle est ambivalente à ce sujet, voire parfois même dans l’injonction paradoxale. D’un côté, on valorise l’«être soi», on promeut le modèle de l’individu libre et émancipé mais en même temps, il nous est rendu très difficile de sortir du rang. C’est la double peine, ce qui rend difficile à comprendre la souffrance elle-même. Je n’ai pas de raison de me plaindre mais je ne vais pas bien. Le problème est que notre société ne favorise que le développement de notre potentiel utile et non notre potentiel ultime. Elle ne recherche que notre adaptation et non notre accomplissement. Et elle culpabilise l’individu en allant chercher uniquement de son côté la cause et les solutions de ses problèmes (histoire familiale, etc.) . C’est la double peine ! Et c’est ce qui rend difficile de comprendre pourquoi on peut en arriver à se dire : «Je n’ai pas de raison de me plaindre, mais je ne vais pas bien.» Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que les deux grandes maladies de notre temps soient la dépression et l’anxiété, symptômes par excellence de nos vies décentrées, détournées de l’essentiel. Or, quand nous parlons de santé, nous ne prenons plus qu’en compte l’aspect physique et nous en oublions que la santé concerne notre être dans toutes ses dimensions : corps, âme, esprit. Je peux avoir un corps qui fonctionne très bien mais si je suis éteint à l’intérieur, suis-je vraiment en bonne santé ? Aujourd’hui, nous sommes avalés par la grande machine du «faire» et du «produire», accaparés par la do to list sans fin qui a pris une telle place dans nos vies que nous n’avons même plus le temps d’être dans l’«être», plus le temps pour nourrir notre âme, notre feu intérieur, celui par lequel on vit vraiment. Etre soi, n’est ce pas partir à la découverte de son âme ?

Vous employez ce mot âme, qui n’est plus guère utilisé hors contexte religieux. Quelle définition en donnez-vous ?

La plus simple qui soit : c’est tout ce qui nous anime, nous fait vibrer, nous fait sentir vivant. Consommer une canette de soda ou regarder une série me procure un petit plaisir, mais ne me fait pas sentir vivant. Etre soi, ça passe par toutes ces activités qui me relient en profondeur à moi-même, aux autres, à la nature, au plus loin , au plus intime, jusqu’à cet invisible en nous. Etre soi, ça passe aussi par découvrir et nourrir son âme. Le mot a presque disparu ou est circonscrit au périmètre de la religion. Dans nos sociétés sécularisées, on accepte mieux le mot d’«intériorité». Peut-être parce que nous trouvons le mot «âme» encore trop connoté...

En quoi la quête de soi peut-elle se rapprocher d’une forme de spiritualité ?

Pour devenir ce que l’on est, on a besoin de se connaître. Car la conscience que nous avons spontanément de nous-mêmes est réduite, incomplète. C’est l’universel «connais-toi toi-même» de Socrate. Les traditions spirituelles sont autant de voies qui conduisent à ce même but. Mais il est important de ne pas oublier la deuxième partie de la phrase de Socrate : «Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux.» Cette deuxième partie nous permet de sortir de l’impasse et du reproche de l’être egocentré. Il s’agit de «commencer par soi sans se prendre pour but», comme disait Martin Buber (2). Car le but de la connaissance de soi est justement le dépassement de soi. Ce passage de la conscience du «je suis moi» au «je suis» fondamental, à la fois infiniment plus singulier et universel, est une façon de parler du but de la vie spirituelle. Les hindous parlent de désidentification à l’ego. On peut viser d’autres buts, bien sûr, dans son travail sur soi ou sa quête de sens. Chacun est libre de déterminer ses propres fins, mais je pense qu’on a tous la responsabilité de s’y mettre sérieusement et non de se laisser vivoter, barboter à la surface de notre être.

Un travail qui demande du temps...

Le travail sur soi, la quête intérieure, requiert du temps : du temps libre, du temps vide, du silence, de la solitude, de la contemplation, de la méditation, du non agir. On n’y arrivera pas ou très imparfaitement dans nos vies surmenées. Nous n’y arriverons pas tout seuls non plus. Si le chemin est personnel, il ne doit pas être condamné à être solitaire. On a grand besoin des autres pour être soi ! C’est pourquoi nous avons besoin de créer des écosystèmes de liens fraternels et spirituels tournés vers cet objectif. Cette recherche de soi reste malheureusement encore trop le luxe de quelques-uns, qui bénéficient de conditions privilégiées dès le départ, ou de quelques âmes fortes qui, malgré des conditions peu favorables, arrivent à s’extraire. Je pense que la démocratie ira au bout de son génie lorsqu’elle donnera à chaque individu les moyens d’accoucher de lui-même. Voilà ce à quoi pourrait ressembler la République de Platon.

(1) Les Gathas.

(2) Le Chemin de l’homme.


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