par Erwan Cario et illustration Fanny Michaëlis
Cet été, Libération explore les changements existentiels, les bifurcations professionnelles, intimes, familiales ou spirituelles. Lâcher prise, accepter ses limites, les repousser, partir à l’aventure, s’accomplir intellectuellement ou physiquement…
Et si le sujet n’était plus – et n’avait jamais été d’ailleurs – le sujet… Et si la question n’était pas de réussir à devenir quelqu’un, mais d’accepter le fait de n’être rien. Dans Pour en finir avec soi-même(Puf, 2021), le philosophe Laurent de Sutter s’attaque à l’être pour contester les fondements mêmes de l’ontologie, indissociable selon lui des figures de la police et de l’autorité. Forcément, quand on rejette politiquement et philosophiquement l’idée même d’un «soi», le fait de s’en soucier, de s’en occuper ou de l’optimiser à la manière des manuels de développement personnel relève de l’escroquerie intellectuelle qui, sous couvert d’émancipation, cherche à imposer la plus désespérante des normativités. Après la lecture de son livre qu’il dédie, dans une amusante pirouette méta «à moi-même», il nous fallait revenir avec l’auteur sur ce titre.
Pourquoi voulez-vous en finir avec vous-même ?
Parce que, comme toute personne digne de ce nom, je me déteste (rires). Il faut commencer par là. Tout le livre est né de ça, de dialogues et de conversations incidentes que j’ai eus avec des personnes scandalisées quand je leur parlais de mes difficultés à discuter avec des gens qui ne détestent pas tout ce qu’ils sont, qui ne détestent pas leur pays, leur famille, toutes ces choses qu’on nous met sur les épaules et qu’on nous fait porter comme s’il s’agissait de grands héritages. Alors qu’il s’agit surtout de grands encombrements et de grandes formes de police. Mais cette question théorique, d’en finir avec le soi, doit être avant tout regardée non pas sous l’angle de la vérité absolue, mais des effets qu’elle peut produire, des conséquences qu’il est possible de tirer du fait de soutenir ces positions.
Pour remettre le soi dans son contexte, vous remontez jusqu’à l’antiquité…
Chez les Grecs, c’est le «prosopon», le masque à travers lequel un acteur va parler pour incarner un être qu’il n’est pas, et pour l’incarner aux yeux de la société rassemblée devant lui. Sans ce regard, ce rôle n’existe pas. La personne est immédiatement expropriée de soi-même au profit de l’économie de la circulation des regards qui définit une totalité collective qui est celle de la cité. Pour les Romains, la «persona» est la fonction juridique d’un patrimoine, qui lui permet d’être transmis, divisé, exploité, etc. La personne, c’est ce dont on a besoin pour faire fonctionner toutes les machineries du droit tel qu’il s’ordonne. C’est très important à comprendre, les premières occurrences du vocabulaire de ce que nous, on appelle moi, je, personne, prennent des formes soit politiques, soit juridiques, mais certainement pas des formes ontologiques, éthiques ou morales. Et certainement pas des formes qui ont quelque chose à voir avec l’idée d’une culture de soi, ou d’un souci de soi.
C’est important, de revenir sur l’histoire du soi ?
Replacer cette constellation de mots, soi, moi, je, sujet, personne, dans la juste place qui est la leur, ça permet de déployer des effets de compréhension très forts. Au XVIIe siècle, tous ces mots liés à la question du soi se mettent ainsi à pivoter sur eux-mêmes, et à substantiver. C’est une nouveauté colossale. On le voit chez Pascal avec «moi» qui devient «le moi», chez Locke avec «self» qui devient «the self»… Locke est fondamental pour moi. Il définit le soi, il l’ancre dans l’idée de la conscience, comme un mouvement de réflexivité de soi à soi. Et en même temps, il rappelle que la personne est d’abord une catégorie juridique. On ne peut penser ce mouvement si on le détache du contexte politico-juridique qui est celui de l’époque de Locke, de l’invention du libéralisme, d’une forme nouvelle d’une relation entre propriété et travail. La relation à soi-même se construit sur l’idée que nous sommes notre première propriété, et donc la première chose sur laquelle nous devons travailler. Penser le sujet dans la modernité, c’est donc penser la propriété, penser ce qui nous appartient en propre, au sens du propriétaire terrien. Nous sommes devenus notre propre propriété et tout ce que nous avons de propre doit pouvoir être géré, fructifié, défendu.
Ce livre vient-il d’une sorte de détestation de l’idée même d’optimisation de soi-même ?
Avant tout, je ne veux pas laisser croire que j’ai un quelconque mépris pour les personnes qui trouvent dans le développement personnel quelque chose. Si ça fait du bien à certaines, tant mieux. Là où j’ai un problème, c’est au niveau conceptuel et politique. Le développement personnel, ce n’est pas juste de la thérapie pour les personnes. Il y a une série d’effets qui n’ont rien à voir avec la thérapie ou le bien-être, ce sont des effets d’arraisonnement des corps et des individus à l’intérieur d’un certain type de fonctionnement. C’est celui du «travail sur soi» en tant qu’optimisation de la propriété, avec l’idée de se transformer en un asset valable pour ce marché de l’échange des propriétés qui est le marché du travail.
Le développement personnel, c’est aussi une manière de faire passer un message de mise en adéquation avec un certain état du capitalisme et des relations de travail, qui sont elles-mêmes à la source des problèmes que le développement personnel prétend solutionner. Ça donne une boucle absurde et je ne vois pas très bien, du point de vue conceptuel, comme elle pourrait produire des effets thérapeutiques.
L’autre chose qui me fait éprouver des difficultés avec le développement personnel, c’est cet optimisme invraisemblable qui domine cette littérature. C’est un optimisme qui cherche à gommer du monde la totalité des ombres qui définissent le fait que la vie, ce n’est pas juste un machin à deux dimensions. La vie, c’est quelque chose qui se déploie dans des possibilités qui sont toujours surprenantes, impossibles, jamais vues. Je ne peux pas croire à cette idée que la vie pourrait être définie comme une bande dessinée de Tintin.
S’occuper de soi, n’est-ce pas s’émanciper, se libérer ?
Sous des dehors d’émancipation, il s’agit d’une reddition sans condition aux catégories établies par ceux qui prétendent nous émanciper. C’est une remise dans le rang. Il y a un double discours : libérez-vous, retrouvez votre authenticité, votre potentiel… Mais il faut ne se libérer que dans une direction précise, ne retrouver son potentiel que s’il vous permet de draguer, de retrouver du boulot, d’être satisfait de son corps… Ne faites tout ça que si vous pouvez vous remettre à fonctionner où on s’attend que vous fonctionniez, et certainement pas ailleurs. Le développement personnel est finalement toujours impersonnel, c’est le développement de celui qui est l’auteur des manuels, mais pas de celui qui les lit. Ce sont ces machines redoutables dans leur jeu d’appel, de séduction, et de promesses de récompense qui nourrissent une situation générale d’angoisse, de faiblesse et de maintien dans ces phases de faiblesse pour en extraire des rentes.
Certains de ces manuels incitent au contraire à s’accepter comme on est…
La distinction entre le moi idéal et le moi réel est complètement fausse. Il y a un idéal du moi réel, d’une certaine manière. Le moi réel serait ce que je suis vraiment au fond de moi-même. Je suis moche, je suis beau, je suis paresseux, je suis gourmand… Ce n’est pas vrai. On n’est rien. Il n’y a rien qui permettrait de nous épingler sur le mur comme les papillons dans les musées de science naturelle, avec une étiquette en dessous qui dirait : «ceci est l’être». Non, nous sommes biographies, virages, changements, transformations, effondrements, toute une série de choses qui font que le vocabulaire de l’être, à part du point de vue grammatical, n’a pas de sens. Et le fait qu’on dise «le moi idéal, c’était le piège, il faut trouver le moi réel», c’est exactement la même chose. C’est une fiction de réalité vis-à-vis de laquelle il s’agirait de se réconcilier. Un jour, il s’agit du super cadre yuppy aux dents blanches. Un autre, on nous dit qu’on a le droit d’être une merde. Mais au fond, c’est la même quête. Revendiquer la nullité comme un trait de grandeur témoigne bien qu’on est toujours, même en disant «je suis une merde», dans le registre de l’idéal.
Nous ne sommes donc rien. Le soi est-il une fiction ?
Ce que les philosophes appellent l’ontologie depuis la nuit des temps n’est rien d’autre que le nom noble de la police. S’il s’agit de réfléchir à ce que c’est de vivre, d’exister, et si on veut le penser en dehors des coordonnées de la police, alors on ne peut le penser qu’en dehors des coordonnées de l’ontologie. Ce qui m’intéresse, c’est de développer une pensée sans être. Ça m’obsède parce que l’être a fait et continue à faire un mal fou. L’être, ce n’est pas un grand moment d’épiphanie où on est happé vers une dimension supérieure de ce que l’on est. Cette dimension supérieure, en réalité, c’est celle des pouvoirs. Si on essaie au contraire de penser à ras du sol, il faut regarder du côté de quelque chose qui serait autre que l’être. Le devenir est une bonne solution, si on accepte que le devenir, ce n’est pas juste un processus de réalisation de quelque chose, mais un processus de saut dans l’inconnu. Le devenir, il se fait de proche en proche, étape par étape, et à la limite de notre vision, de notre portée. C’est un bricolage qui ne cesse de se réinterpréter en fonction de ce qu’on a fait, de ce qu’on a oublié, un dispositif qui fait qu’on est toujours le monument effondré à nous-même. Il y a là quelque chose qui est à la fois important du point de vue de l’existence, mais aussi important de point de vue politique, des formes d’organisation qu’on peut espérer, des actions que l’on peut mener, de la manière dont on peut tenter de structurer sa vie. Plutôt que l’affirmation de ce que je suis, et donc déduire les capacités qui seraient les miennes de ce que je suis, je préfère me situer du côté de ce que je peux. Sachant qu’on ne sait jamais ce qu’on peut, si ce n’est au moment où on éprouve ce qu’on peut dans la rencontre avec ce qui nous fait mettre en œuvre les capacités qui sont les nôtres.
Qui êtes-vous ?
Je ne peux pas répondre à cette question, j’en suis absolument incapable. C’est une question qui n’a aucun sens. J’ai beaucoup de problèmes avec tous ces gens qui disent «je suis philosophe», «je suis juriste», «je suis journaliste», etc. J’ai une thèse de doctorat en droit, ça fait de moi un juriste ? Je n’ai pas du tout envie d’être un juriste, merci beaucoup ! Je suis Belge ? Et puis quoi encore ? [désolé pour le sous-titre de cet article, ndlr] Non, je ne vois pas pourquoi je devrais me laisser assigner ainsi. Je veux bien, par contre, faire la liste des choses que j’ai. J’ai une histoire, j’ai des personnes dans ma vie qui comptent, etc. C’est ce que suggérait Gabriel Tarde à la fin du XIXe siècle : passer d’une ontologie de l’être à une ontologie de l’avoir. On a des facultés, des capacités, des traits, des histoires, et toutes ces possessions, dans un sens non capitaliste, nous font faire des choses. Ça ne m’intéresse pas du tout de savoir qui vous êtes. Ça m’intéresse de savoir ce qu’on peut faire ensemble, ce qu’on peut avoir comme expérience, comme histoire ensemble.
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