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samedi 15 mai 2021

Thomas Piketty : « La solution la plus simple pour diffuser la richesse est l’héritage pour tous »

Publié le 15 mai 2021

L’économiste plaide pour un système de redistribution de la richesse basé sur trois piliers : revenu de base, garantie d’emploi et, surtout, héritage pour tous.

Chronique. La crise du Covid-19 oblige à repenser les outils de la redistribution et de la solidarité. Un peu partout les propositions fleurissent : revenu de base, garantie d’emploi, héritage pour tous. Disons-le d’emblée : ces propositions sont complémentaires et non substituables. A terme, elles doivent toutes être mises en place, par étapes et dans cet ordre.

Commençons par le revenu de base. Un tel système fait dramatiquement défaut aujourd’hui, notamment dans le Sud, où les revenus des travailleurs pauvres se sont effondrés et où les règles de confinement sont inapplicables en l’absence de revenu minimum. Les partis d’opposition avaient proposé d’introduire un revenu de base en Inde lors des élections de 2019, mais les nationalistes-conservateurs au pouvoir à Delhi traînent toujours des pieds.

En Europe, il existe différentes formes de revenu minimum dans la plupart des pays, mais avec de multiples insuffisances. En particulier, il est urgent d’en étendre l’accès aux plus jeunes et aux étudiants (c’est déjà le cas au Danemark depuis longtemps), et surtout aux personnes sans domicile ou sans compte bancaire, qui font souvent face à un insurmontable parcours d’obstacles. On notera au passage l’importance des discussions actuelles autour des monnaies numériques de banque centrale, qui dans l’idéal devraient déboucher sur la création d’un véritable service public bancaire, gratuit et accessible à tous, aux antipodes des systèmes rêvés par les opérateurs privés (qu’ils soient décentralisés et polluants, comme le bitcoin, ou centralisés et inégalitaires, comme les projets de Facebook ou des banques privées).

Outil ambitieux

Il est par ailleurs essentiel de généraliser le revenu de base aux travailleurs à bas salaire, avec un système de versement automatique sur les bulletins de salaire et les comptes bancaires, sans que les personnes concernées n’aient à le demander, en lien avec le système d’impôt progressif (également prélevé à la source).

Le revenu de base est un outil essentiel, mais insuffisant. En particulier, son montant est toujours extrêmement modeste : il est généralement compris suivant les propositions entre la moitié et les trois quarts du salaire minimum à plein temps, si bien qu’il ne peut s’agir par construction que d’un outil partiel de lutte contre les inégalités. Pour cette raison, il est d’ailleurs préférable de parler de revenu de base que de revenu universel (notion qui promet davantage que cette réalité minimaliste).

Un outil plus ambitieux qui pourrait être mis en place en complément du revenu de base est le système de garantie d’emploi, récemment proposé dans le cadre des discussions sur le Green Deal (La Garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, de Pavlina Tcherneva, La Découverte, 2021). L’idée est de proposer à toutes les personnes qui le souhaitent un emploi à plein temps au salaire minimum fixé à un niveau décent (15 dollars [12,35 euros] par heure aux Etats-Unis). Le financement serait assuré par l’Etat et les emplois seraient proposés par les agences publiques de l’emploi dans le secteur public et associatif (municipalités, collectivités, structures non lucratives). Placé sous le double patronage de l’Economic Bill of Rights proclamée par Roosevelt en 1944 et de la Marche pour l’emploi et la liberté organisée par Martin Luther King en 1963, un tel système pourrait contribuer puissamment au processus de démarchandisation et de redéfinition collective des besoins, en particulier en matière de services à la personne, de transition énergétique et de rénovation des bâtiments. Il permet aussi, pour un coût limité (1 % du PIB dans la proposition de Mme Tcherneva), de remettre au travail tous ceux qui en sont privés pendant les récessions et d’éviter ainsi des dommages sociaux irrémédiables.

Perte de docilité

Enfin, le dernier dispositif qui pourrait compléter l’ensemble, en complément du revenu de base, de la garantie d’emploi et de l’ensemble des droits associés à l’Etat social le plus étendu possible (éducation et santé gratuites, retraites et allocations-chômage fortement redistributives, droit syndical, etc.), est un système d’héritage pour tous. Quand on étudie l’inégalité dans le long terme, le plus frappant est la persistance d’une hyperconcentration de la propriété. Les 50 % les plus pauvres n’ont quasiment jamais rien possédé : 5 % du patrimoine total en France actuellement, contre 55 % pour les 10 % les plus riches. L’idée selon laquelle il suffit d’attendre que la richesse se diffuse n’a pas beaucoup de sens : si tel était le cas, on l’aurait vu depuis longtemps.

La solution la plus simple est une redistribution de l’héritage permettant à l’ensemble de la population de recevoir un héritage minimal, qui pour fixer les idées pourrait être de l’ordre de 120 000 euros (soit 60 % du patrimoine moyen par adulte). Versé à tous à l’âge de 25 ans, il serait financé par un mélange d’impôt progressif sur la fortune et sur les successions rapportant 5 % du revenu national (montant significatif mais envisageable à terme). Ceux qui actuellement n’héritent de rien auraient 120 000 euros, alors que ceux qui héritent de 1 million d’euros recevraient 600 000 euros après imposition et dotation. On est donc encore loin de l’égalité des chances, principe souvent défendu à un niveau théorique, mais dont les classes privilégiées se méfient comme de la peste dès lors que l’on envisage un début d’application concrète. Certains voudront mettre des contraintes à son utilisation ; pourquoi pas, à condition qu’elles s’appliquent à tous les héritages.

L’héritage pour tous vise à accroître le pouvoir de négociation de ceux qui ne possèdent rien, à leur permettre de refuser certains emplois, d’acquérir un logement, de se lancer dans un projet personnel. Cette liberté a tout pour effrayer les employeurs et les possédants, qui perdraient en docilité, et pour réjouir les autres. Nous sortons péniblement d’une longue mise sous cloche. Raison de plus pour se remettre à penser et à espérer.



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