par Marie Klock, Envoyée spéciale à Lausanne
«Vous êtes encore là ?» Le brouhaha est assourdissant sur le quai de la station Opéra. Le métro parisien direction Balard aspire d’épaisses grappes de travailleurs aux visages fermés. Un groupe de femmes en imper pépie méchamment : ce couple, là, qui se roule des grosses pelles en bouchant le passage, ils ne voudraient pas aller à l’hôtel plutôt ? Tête-à-queue dans la foule compacte, le nez s’égare entre relents d’urine et mise en pli parfum amande douce, un vendeur à la sauvette dans le tumulte : Petit Larousse illustré, coques de téléphone, porte-clefs tour Eiffel et, partout, des écriteaux, des annonces, des pubs à n’en plus finir : «Danger !», «Direction Mairie d’Ivry», «Bd Haussmann», «McDonald’s», «Tour de France», «Sortie», «Nuggets», «Marie Claire», «Lesieur», «Martini», «Prokofiev»… «Vous êtes encore là ?» Hein ? C’est la caissière de la Collection de l’art brut. Où sommes-nous ? A Lausanne, c’est vrai… Depuis combien de temps errons-nous dans le dédale de couloirs de Metrostation Opéra, peint par Willem Van Genk en 1964, étourdissant de détails et de vie ? D’après la montre, cela fait une demi-heure déjà que nous avons pris congé de Sarah Lombardi, la directrice du musée, qui nous a guidée dans la toile d’araignée Van Genk. Les obsessions du peintre, qui grouillent au cœur de formats plus ou moins grands mais toujours méticuleusement surchargés, sont contagieuses.
«Jamais rien vu de tel»
Il en avait, des obsessions, ce Néerlandais aux énormes bésicles, petit dernier d’une famille nombreuse né en 1927 avec 9 sœurs au-dessus de lui et un paternel qui essayait désespérément de lui apprendre l’arithmétique en lui tapant sur le crâne : «Cinq coups sur la tête, puis douze gifles. Combien ça fait ?», témoigne sa sœur Willy, celle dont il est le plus proche et qui l’hébergera plus tard, quand il sera sans le sou. Ecrasé par des attentes disproportionnées, le gosse un peu bizarre s’évade par la lecture, le dessin et la géographie. Obsession du voyage : il accumule cartes postales, brochures, plans et guides touristiques, dessine, en s’appuyant sur toutes ces sources, des paysages urbains dans lesquels il n’a jamais mis les pieds. Il est fasciné par la ville, sa densité, mais surtout – obsession du réseau – ses enchevêtrements de rues, de câbles électriques, de lignes de transports en commun. Obsession des moyens de locomotion aussi, zeppelins, voitures, chars, avions, réacteurs – mais surtout, Willem est fou de trains. Après une scolarité inachevée et un malheureux passage en agence de pub, il se retrouve à travailler pour un cordonnier, mais profite des livraisons de chaussures pour musarder aux abords de la gare dont l’architecture et les wagons qui vont et qui viennent le magnétisent. Viré. Il finit par être casé dans un atelier protégé pour handicapés où il a pour missions d’assembler des brosses, d’emballer des câbles. Il en ressent une brûlante humiliation : «Voilà qu’ils m’ont placé avec les mongoliens ! Non que j’aie quoi que ce soit contre les mongoliens… mais on se met très vite à les imiter», déclare-t-il par la suite. Van Genk a d’autant plus de mal à accepter sa condition d’ouvrier exploité à des tâches ineptes qu’il a conscience d’être un artiste. Une première forme de reconnaissance arrivera enfin en 1958, lorsqu’il présente quelques-unes de ses œuvres au sous-directeur de l’Académie royale des beaux-arts de La Haye, Cees Bolding, impressionné au point de dire que, de toute sa carrière, il n’a «jamais rien vu de tel».
Qu’est-ce donc qui a tant médusé et séduit Bolding mais aussi, par la suite, le galeriste Nico Van Der Endt, Jean Dubuffet, le styliste Walter Van Beirendonck, jusqu’à cette journaliste en catalepsie devant une station de métro fantasmée ? Ce sont les savants jeux de perspective, déjà, ces carrefours embrassés d’un regard panoramique, ces voies ferrées en contre-plongée qui dévoilent l’architecture complexe de poutrelles et de câbles qui tissent une voûte. Ce sont les messages, programmes politiques, slogans publicitaires, résidus de lectures, cris du cœur intimes qui s’entrelacent dans le paysage et font parler les vides. C’est ce sentiment unheimlich, d’inquiétante étrangeté, qui naît de la confrontation entre le réalisme grisant de l’architecture et la stylisation enfantine des visages humains. C’est la ferveur avec laquelle l’artiste refuse les limites physiques du papier sur lequel il dessine, collant des bouts en plus quand le support est plein, rapiéçant des zones avec des morceaux d’autres dessins, usant d’outils de plus en plus fins, crayon, bic, plume, pour plonger dans les détails les plus infimes, à tel point qu’immanquablement on finit le nez collé à l’œuvre, pris de conscience que probablement des choses cruciales et mystérieuses se dérobent au regard de qui n’est pas équipé d’une loupe.
Sauvage, désordonné, impulsif
«Woest – ils ont traduit ça par “En furie”, mais c’est plus fort que ça encore !», s’enthousiasme la caissière alors qu’on essaie de s’arracher à la toile. Woest, c’est le titre de l’éclatant catalogue de l’exposition. Il a été conçu pour accompagner cette rétrospective Willem Van Genk – première fois, d’ailleurs, qu’une rétrospective aussi importante est consacrée exclusivement à un artiste brut – initiée au Outsider Art Museum d’Amsterdam en septembre 2019, qui se tient actuellement jusqu’au 27 juin à la Collection de l’art brut de Lausanne avec une sélection d’œuvres légèrement différente, puis sera présentée au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. Là où Lausanne, puisant dans son riche fonds personnel d’œuvres de Van Genk, a choisi de titrer son expo Megalopolis et d’explorer les multiples ramifications de la cité intérieure de l’artiste, Woest, en capitales rouges sur fond jaune, choisit de dire une émotion. Le titre «s’est imposé» au styliste belge Van Beirendonck, qui a scénographié le volet amsterdamois de l’expo et reconnaît en Van Genk «une âme sœur». L’adjectif néerlandais «woest» signifie certes «furieux» mais porte également en lui la notion de sauvage, de désordonné, d’impulsif, ainsi qu’une forme de désolation, ce qui reste du ravage – «woestijn», c’est le désert. Il y a là la rage sourde d’un artiste qui n’est pas reconnu comme tel, et dont l’œuvre, même une fois exposée, est la plupart du temps réduite à celle d’un «malade» comme l’estimait son psychiatre, le Dr Speijer, qui n’y voyait aucune valeur artistique et balayait le sujet d’un «Toute cette attention des journaux cessera très vite» péremptoire. Il y a les tempêtes intérieures, dont on ne sait que quelques bribes, ici on parle d’autisme, là de TOC, de schizophrénie, d’exhibitionnisme, de fétichisme, mais que nous importent au fond les étiquettes quand on a sous les yeux les fruits de la tempête ? Van Genk se soulageait en dessin et affrontait le monde en se sanglant dans des imperméables de plastique qu’il customisait par l’adjonction d’une rangée de boutons-pressions. Il lui était très important pour cela de marteler lui-même les boutons-pressions dans le plastique, puis de boutonner l’habit avec vigueur. Au début, il les revêtait pour observer les dames se faire shampouiner, puis il a arrêté (de se masturber devant les échoppes de coiffeurs, pas de porter des impers). Il accordait exactement la même importance à sa collection d’impers qu’à ses peintures, tout en étant conscient que «pour les imperméables, on t’interpelle dans la rue, mais pas pour les tableaux», comme il le disait très lucidement à son galeriste en 1986.
Son appartement rue Harmelen, son refuge : un capharnaüm de briques et de boîtes, de bibelots et de machins avec lesquels il confectionnait tramways, quais et bicoques dont la contemplation lui offrait grande satisfaction. Un être contraint à l’intériorité depuis toujours, contraint à canaliser le tumulte, coincé dans son boulot, coincé chez lui, devenu docte voyageur de l’imaginaire, grand architecte en chambre, voilà peut-être ce qui nous interpelle si fort après un an entre quatre murs où une simple visite de musée dans un pays voisin s’apparente à une périlleuse expédition blindée de précautions sanitaires au cœur de la jungle, à la recherche d’un spécimen d’araignée rarissime, redoutable et passionnante : celle qu’on a au plafond.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire