par Juliette Deborde et photo Adeline Keil. publié le 13 mai 2021
La scène dure une poignée de secondes mais elle prend aux tripes. Les deux femmes s’avancent dans une forêt verdoyante. La vieille dame à la chevelure immaculée s’appuie sur une canne, et sur la frêle adolescente qui l’accompagne. On aperçoit les ruines d’un bâtiment en brique, autrefois le Block 7 du camp allemand de Dora. Là où Jean-Pierre Catherine, le frère de Colette, dormait à même le sol, sans couverture. La voix de la nonagénaire tressaille. Dans un sanglot, elle demande : «Pourquoi on n’a pas ramené des fleurs ?» Sa jeune compagne lui tend un mouchoir. Le duo repart bras dessus, bras dessous, les yeux humides.
Colette Marin-Catherine n’a pourtant pas la larme facile. Elle est plutôt du genre à fuir les effusions de bons sentiments. L’ancienne résistante vient de fêter ses 93 ans. Le même jour, à Los Angeles, le documentaire Colette recevait un oscar. Celui du meilleur court métrage documentaire, remis à la productrice française Alice Doyard et au réalisateur américain Anthony Giacchino. Un cadeau inhabituel qui n’a pas l’air de trop perturber la nonagénaire normande, rencontrée après la récompense dans son appartement de Caen, où elle vit depuis trois décennies. «Je suis ravie pour tout le monde, mais pour moi, ça ne change rien. Je ne suis rien, juste le fil conducteur !» euphémise-t-elle, élégante dans sa longue robe d’intérieur en satin, «achetée 10 euros chez Emmaüs». Son port est altier malgré sa minerve, stigmate d’un grave accident de voiture survenu dans sa jeunesse. Colette en est certaine : si les Américains n’avaient pas décidé, au dernier moment, de donner son prénom au film, on ne parlerait pas autant d’elle. On peine à le croire.
Le documentaire, tourné en 2019 et disponible sur le site du Guardian, suit le voyage mémoriel de Colette de sa Normandie natale à Nordhausen, où son frère a passé les derniers jours de sa vie. «Un pèlerinage redoutable» réalisé dans l’intimité, loin des foules de curieux qui visitent les camps façon Disneyland. Ce «tourisme morbide», la retraitée s’est juré de ne jamais y participer. La combattante dans l’âme, à la cuirasse solide, a toujours préféré rendre hommage à Jean-Pierre à sa façon, en parlant de la courte vie de ce «beau garçon» qui «plaisait aux filles» et rêvait d’intégrer la marine marchande. Colette tient à ne pas refaire l’histoire : son aîné et elle n’étaient pas vraiment proches. Cela n’enlève rien à sa peine. Elle dit : «J’ai mis plus de quarante ans pour que ce chagrin soit supportable. Ce n’est pas de l’oubli. C’est l’histoire de toutes les cicatrices…» Elle a finalement choisi de se confronter à ce passé, de se rendre dans l’usine souterraine, où les déportés assemblaient, nuit et jour, les pièces de missiles, de pénétrer –cette fois-ci, sans caméra– dans le crématoire où Jean-Pierre a été incinéré à sa mort, le 22 mars 1945, trois semaines avant la libération du camp par les alliés.
Ce voyage, Colette ne l’a pas accompli seule. A ses côtés, Lucie Fouble, lycéenne originaire du Pas-de-Calais. Une millennial qui se passionne pour la Seconde Guerre mondiale, qu’elle ne connaît qu’à travers les livres. La jeune femme s’est plongée dans la vie de Jean-Pierre Catherine dans le cadre de sa participation à la rédaction d’un dictionnaire biographique sur les 9 000 déportés français envoyés dans le camp de Dora (1). Au moment du tournage, elle a 17 ans, le même âge que Jean-Pierre à son arrestation, en 1943. Au fil du documentaire, on voit éclore la relation entre l’ancienne résistante et la lycéenne. «La présence de cette jeune fille fragile auprès de moi me donnait l’obligation de veiller sur elle», commente Colette avec tendresse. Elles rient et pleurent ensemble, au point qu’on ne sait jamais vraiment qui épaule qui.
Depuis, les deux protagonistes que soixante-quatorze ans séparent semblent liées à jamais. Lucie dit avoir gagné «une grand-mère supplémentaire». Elle vient rendre visite à Colette dans son HLM, où les photos de famille en noir et blanc côtoient les médailles militaires. Sur une console, un portrait de sa mère. Colette est intarissable sur cette femme «fabuleuse». Sévère –elle l’imite, en pointant le doigt en notre direction–, et «un peu sauvage», comme elle. Une maîtresse de maison hors pair qui savait aussi bien manier le fusil que les cordes de sa mandoline. Colette, elle, jouait du piano. Le foyer ne manquait de rien. Une grande maison à Bretteville-l’Orgueilleuse, près de Caen, un jardin, une domestique pour s’occuper des enfants. Elle a 11 ans quand la guerre vient tout bouleverser. Sa famille entre en résistance au sein de l’Organisation civile et militaire (OCM). Colette fabrique des compositions florales pour les tombes des fusillés, que son frère transporte de nuit à vélo, jusqu’au cimetière. Sa mémoire est encore vive, les détails foisonnent, jusqu’au nom de la secrétaire municipale qui tamponne les faux papiers. On l’imagine, assise sur le seuil de sa maison, à noter méticuleusement les plaques d’immatriculation des camions allemands. Des tâches de «petite fourmi», dont elle ne tire aucun mérite. Elle hausse les épaules : «Où était le danger ?» On lui répond qu’elle aurait pu se faire attraper. «J’aurais pu…» Elle le jure, elle n’est pas une héroïne. D’un épisode, Colette tire tout de même de la fierté : ses quatre mois passés en tant qu’infirmière à l’hôpital militaire de Bayeux, en 1944. «Avoir une main arrachée et continuer de combattre, ça c’est héroïque !» s’enthousiasme la conteuse.
Les décennies qui suivent la guerre ? Colette Marin-Catherine les survole, tout semble presque anecdotique. Elle a été couturière, secrétaire, a tenu une boutique de lingerie, des hôtels, des restaurants… Une cheffe d’entreprise accomplie. On lui demande si elle se considère féministe. Celle qui assume un désintérêt pour la politique et n’arrive pas à se souvenir pour qui elle a voté à la dernière présidentielle botte en touche : «J’ai juste été moi-même.»Elle n’est jamais vraiment partie en vacances, n’a jamais été mariée, ne laisse pas d’enfants. Elle ajoute en riant : «Mais je ne suis pas la Vierge !» Elle a consacré une bonne partie de sa vie à veiller sur sa mère. Cette dernière, qui a perdu son père et ses deux frères en 1914, ne s’est jamais remise de la mort de son fils. Trois générations d’hommes morts pour la France, la fatalité d’un siècle où les épouses, les mères, les sœurs sont condamnées au deuil. «Avec ce documentaire, on voulait dire aux femmes que l’histoire leur appartient», défend la productrice Alice Doyard, qui se réjouit que l’ancienne résistante ait «enfin les honneurs» : «Colette est une star, c’est un juste retour des choses !» Pas de quoi griser la casanière revendiquée, qui passe ses journées à coudre ou à s’occuper de ses tourterelles apprivoisées. Catholique non pratiquante, la nonagénaire ne tient pas particulièrement à atteindre les 100 ans. Aujourd’hui, elle se dit simplement «apaisée» : «J’estime que j’ai le droit à mon âge d’être enfin drôle, enfin joyeuse.»
1928 Naissance.
22 mars 1945 Mort de son frère Jean-Pierre.
2019 Se rend pour la première fois à Nordhausen.
2021 Oscar du meilleur court métrage documentaire pour Colette.
(1) Le livre des 9000 déportés de France à Mittelbau-Dora, Laurent Thiery. Ed. Le Cherche-Midi.
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