Par Christophe Ayad Publié le 11 mai 2021
Deux experts psychiatres estiment que le discernement d’Abdallah Ahmed-Osman qui avait tué, en avril 2020, deux personnes et blessé cinq autres à l’arme blanche dans la Drôme, a été « altéré et non aboli ».
Après la polémique déclenchée par l’arrêt de la Cour de cassation confirmant, le 14 avril, l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré dans le meurtre de Sarah Halimi en 2017, suivie de l’annonce par le gouvernement d’une nouvelle loi, le cas d’Abdallah Ahmed-Osman ne manque pas d’interroger. Ce réfugié politique soudanais de 34 ans avait tué, le 4 avril 2020, deux personnes et en avait blessé cinq autres à l’arme blanche, dans la petite ville de Romans-sur-Isère (Drôme).
L’instruction de son crime, qualifié très rapidement de « parcours terroriste » par le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, a été confiée au Parquet national antiterroriste. L’auteur, mis en examen pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste », est aujourd’hui hospitalisé dans une unité psychiatrique spécialisée de Villejuif (Val-de-Marne), rattachée à la prison de Fresnes.
Si les éléments sur la radicalisation d’Abdallah Ahmed-Osman, inconnu des services de police et de renseignement avant son attaque, sont minces, son dossier médical et psychologique se révèle chargé, comme en témoigne son examen psychiatrique remis le 5 décembre 2020, que Le Monde a pu consulter. Le rapport, rédigé par deux experts, conclut à la responsabilité pénale d’Abdallah Ahmed-Osman. L’un des deux experts n’est autre que Daniel Zagury, qui s’était déjà prononcé sur la responsabilité de Kobili Traoré.
A l’appui de la radicalisation d’Abdallah Ahmed-Osman figurent trois éléments : un texte manuscrit retrouvé chez lui (« Je vous implore pour que nous ayons le pardon. C’est ce qu’attend tout combattant (…). Je ne veux plus vivre dans ce pays de mécréant ») ; une longue vidéo de récitation du Coran qu’il a écoutée la veille et le matin de son passage à l’acte avant de la poster sur les réseaux sociaux ; enfin, le fait qu’il s’est prosterné et a fait sa prière au moment de son arrestation.
Un élément supplémentaire est venu s’ajouter lorsqu’une victime d’origine arabe, poignardée dans le dos, a témoigné que l’agresseur lui avait demandé s’il était musulman avant de le frapper. La victime avait répondu qu’elle était Française.
La toile de fond islamique de l’attentat est indéniable, mais on a peine à trouver une vision islamiste dans ces éléments. Au début de la garde à vue, les policiers ont noté l’attitude de défi et le silence dans lequel s’est muré le Soudanais. Puis, la garde à vue se prolongeant, il a reconnu les faits, n’a exprimé aucun regret et a expliqué avoir agi seul et de manière non préméditée.
Lorsque Abdallah Ahmed-Osman évoque l’attaque, c’est pour la décrire comme un « drame », une « catastrophe », un « accident ». Il met en cause le destin, expliquant que ses mains agissaient à sa place. D’autres déclarations sont plus orientées. Il évoque une « bataille » et déclare : « Par mes actes, j’ai rendu justice à ce qui se passe dans le monde. » Il finit par dire qu’il se sent méprisé en France en raison de sa religion et de sa couleur et ne pas comprendre le mode de vie de son pays d’accueil. Il répète à plusieurs reprises s’être « défendu ».
Premières hallucinations en 2018
Concernant son passé psycho-médical, Abdallah Ahmed-Osman a expliqué aux deux experts psychiatres avoir ressenti ses premières hallucinations en 2018 à Grenoble, deux ans après son arrivée. Il entendait les voix de sa famille au Soudan. Ses frères lui criaient de se sauver. Apeuré par ce qu’il pensait être de « vraies voix », il a consulté au CHU de Grenoble.
Le médecin, qui diagnostique un « délire de persécution non enkysté », lui prescrit un traitement sans l’hospitaliser. Un psychiatre l’a suivi pendant quelques mois. Grâce aux médicaments, les voix ont cessé. Le réfugié a interrompu son traitement plusieurs mois après, lorsqu’il a débuté une formation en maroquinerie à Romans-sur-Isère.
A l’issue de cette formation, Abdallah Ahmed-Osman a trouvé un emploi dans une usine de découpe du cuir dans la même localité. Menant une vie très isolée dans un studio de la vieille ville, il a commencé à avoir des hallucinations olfactives. Ses auditions laissent deviner une grande misère psychologique et sexuelle. Les voix sont réapparues quand il se trouvait le soir seul dans son studio.
« Tout le monde était contre moi. Tout était noir. Toutes mes idées étaient noires », dit Abdallah Ahmed-Osman
C’est avec le premier confinement, décrété le 16 mars 2020, que tout bascule. Mis au chômage technique, Abdallah Ahmed-Osman est obsédé par les voix, devenues permanentes, qui lui disent de se sauver. Effrayé, il met son lit dans un coin. Il a l’impression qu’on va l’attaquer. « Tout le monde était contre moi, dit-il. Tout était noir. Toutes mes idées étaient noires. » Paniqué, il appelle à l’aide un ami soudanais rencontré au cours de sa formation, Moustafa, et lui demande de venir passer quelques jours avec lui. Mais son arrivée n’apaise pas Abdallah Ahmed-Osman. Au contraire, ce dernier commence à penser que la télévision s’en prend à lui, l’accuse d’avoir amené le Covid-19 en France et se moque de sa difficulté à parler le français.
« Triste et perdu »
Interrogé par les deux experts psychiatres sur les faits, il dit ne pas se souvenir de grand-chose : ni l’heure à laquelle ils se sont déroulés, ni les visages des victimes, ni même avoir interrogé l’une d’entre elles sur sa religion. Il se rappelle « juste du moment où [il]a commencé à attraper les gens ». Il est difficile de trouver une cohérence dans ses cibles : il connaissait le buraliste, chez qui il allait acheter des cigarettes, mais pas le boucher (non hallal), où il est allé voler un couteau après le bris de sa lame pour poignarder un inconnu à mort.
Avec le recul, il se dit très triste pour les familles des victimes, auxquelles il demande pardon. Il affirme également qu’il ne se souvient pas avoir rédigé de texte manuscrit, ni d’avoir posté une vidéo de récitation du Coran sur les réseaux sociaux.
Selon le psychiatre de la prison de la Santé, où il a été placé en détention provisoire dans un premier temps, « il paraissait triste et perdu à son arrivée, prenant conscience de la gravité des actes. Il avait jeté par terre dans sa cellule la télévision ». Il fait des cauchemars, « voyant des gens en train de l’attaquer ». Il lui arrive de voir les victimes : « Je vois beaucoup de gens qui tombent. Je sursaute. Je tremble. » Il dit qu’il est « tombé dans le malheur ». Transféré dans une unité de soins psychiatriques, il a suivi un traitement neuroleptique, qui a mis fin à ses hallucinations. Il dit se sentir mieux désormais.
« Bascule dans la vengeance »
Dans leur rapport, les deux médecins conviennent « de façon indiscutable [de] l’existence d’un tableau délirant à thématique persécutive et à mécanisme essentiellement hallucinatoire », dans le contexte « d’un homme coupé de ses racines, nostalgique de son pays, dans un vécu d’isolement amplifié par le confinement ».
Mais, de manière rhétorique, ils s’interrogent : « La maladie mentale est-elle le seul facteur déterminant de ses crimes ? » Pour eux, le crime de type psychotique ne saurait exonérer la responsabilité de son auteur. « Il a emprunté sa réaction au vécu d’angoisse psychotique à l’idéologie islamiste radicale et à la haine qui la caractérise », assurent-ils. Et insistent sur le fait que ses hallucinations « ne lui ont jamais commandé de contre-attaquer, mais de se sauvegarder. La bascule dans la vengeance a été sa solution, pas celle qui lui a été dictée par les voix », bien que l’auteur des faits mette en avant « l’inconscience, la maladie », une nécessité de « se défendre ».
« Son parcours est destiné à provoquer l’intimidation et la terreur. Et ce parcours est éclairé par ses écrits et son comportement », estime le parquet
Dans un paragraphe qui ressemble à un exposé, les deux experts psychiatres affirment : « C’est à tort que l’on oppose de façon manichéenne, dans une sorte d’alternative tranchée, terroristes et malades mentaux, comme si la maladie mentale faisait disparaître l’idéologie islamiste, comme si sa revendication devenait négligeable. “Terroriste ou malade mental ?”, lit-on dans la presse. En réalité, tous sont des terroristes et quelques-uns seulement (…) ne relèvent que de la maladie mentale, car rien d’autre que la maladie n’éclaire leur geste. Ce n’est pas le cas d’Abdallah Ahmed-Osman qui a donné à sa souffrance délirante intime une solution criminelle empruntant à l’idéologie et à la religion. »
Ils en reviennent donc aux éléments étayant la piste du terrorisme islamiste de M. Ahmed-Osman : « Sa justification par la rhétorique islamiste, sa légitimation par les arguments habituels concernant les mécréants, son interrogation à l’une des victimes sur sa religion, son envoi aux réseaux sociaux. » Et concluent que « son discernement a été altéré et non aboli ».
Le parquet estime pour sa part qu’il y a « une logique dans ses actes » : « Son parcours est destiné à provoquer l’intimidation et la terreur. Et ce parcours est éclairé par ses écrits et son comportement. »
Pas de radicalisation islamiste préalable
Le cas d’Abdallah Ahmed-Osman semble relever d’un mélange de psychiatrie, de mal-être de réfugié, de ressentiment envers une société où il peine à trouver sa place, de détresse face au confinement et, enfin, d’une éducation très religieuse. La famille du réfugié est en effet très traditionnelle, ce sont des paysans pauvres du centre du Soudan : il a quatre frères et une sœur, n’a pas pu poursuivre ses études et, bien que marié à une cousine, n’a pas consommé son union car la jeune fille était mineure. L’un de ses frères, auditionné par le juge, a confirmé son absence de radicalisation passée.
Contrairement à Nathan Chiasson, l’auteur – abattu sur-le-champ – d’un attentat au couteau ayant fait un mort et deux blessés le 3 janvier 2020 à Villejuif et en proie lui aussi à des troubles psychiatriques (schizophrénie), Abdallah Ahmed-Osman n’a jamais manifesté une quelconque radicalisation islamiste préalable. Pas plus qu’il ne semble avoir préparé son geste.
Ses avocats, qui n’ont pas souhaité s’exprimer, étudient les modalités d’un complément d’expertise. Du côté des parties civiles, Emmanuelle Blachon, gravement blessée lors de l’attentat, ne peut croire à une irresponsabilité pénale : « J’espère qu’il y aura un procès car j’attends des explications. Non pas les siennes mais celles que fournira l’enquête : quel est son passé, son parcours de réfugié ? »
Guillaume Fort, avocat de plusieurs parties civiles, insiste lui aussi sur la tenue d’un procès. Il avait représenté plusieurs familles des victimes de Fissenou Sacko, qui avait poignardé à mort quatre personnes dans la Drôme et dans le Vaucluse, en décembre 2016. Arrêté après avoir agressé des gens dans un train, il avait été placé en hôpital psychiatrique à Valence, avant de s’enfuir et de commettre quatre meurtres à coups de couteau et de pierres en l’espace de six heures.
Il a été déclaré irresponsable pénalement en février 2018, au grand dam des parties civiles. Comme Abdallah Ahmed-Osman, Fissenou Sacko entendait des voix, mais il n’a jamais invoqué la religion. Contrairement au réfugié soudanais, il était sous l’emprise de stupéfiants.
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