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lundi 27 juillet 2020

Sophie Denave : «Les désirs de changement nés du confinement seront rarement suivis d’un passage à l’acte»

Par Nicolas Celnik, (Dessin Aseyn) — 

Dessin Aseyn

Tout plaquer pour changer de vie est un fantasme qui a existé de tout temps. Sauter le pas est le résultat d’un long processus devant lequel nous ne sommes pas tous égaux, souligne la sociologue. Comment bifurquer quand on ne dispose pas d’un filet de secours ?

«Etre libre, ce n’est pas être soi-même. C’est n’être rien. C’est devenir, sans cesse et toujours», selon l’écrivain de science-fiction Alain Damasio. Certes, mais devenir quoi ? La question nous a tous traversé l’esprit un jour ou l’autre : changer de vie, et pourquoi pas… Au point que l’idée de tout plaquer est devenue une nouvelle mythologie contemporaine, un horizon qui le restera pour tous ceux qui se contentent de le fantasmer. La sociologue Sophie Denave a mené l’enquête, en 2015, pour savoir ce qui motivait, et ce qui permettait, les bifurcations radicales dans un parcours biographique. En interrogeant 44 personnes, de milieux sociaux, niveaux d’études, genres et âges différents, elle a découvert notamment que l’on peut avoir changé de condition, de manière d’être et de penser, sans avoir l’impression que sa vie avait réellement évolué ; mais aussi qu’il y a des inégalités profondes face à la possibilité même de changer de vie, selon que l’on dispose ou non d’un filet de secours au cas où le changement se passerait mal.
Le confinement a été l’occasion d’adopter un nouveau regard sur notre quotidien, et de se demander si nous étions satisfaits de notre existence. Pensez-vous qu’il va nous inciter à changer de vie ?

Je n’ai pas étudié précisément les effets du confinement, mais on peut en effet imaginer qu’il pourrait être un des éléments déclencheurs de certaines reconversions. Je pense toutefois qu’il ne sera à l’origine d’un vrai changement que chez celles et ceux qui étaient déjà en souffrance professionnelle, ou en interrogation sur leur parcours. Un événement n’a d’impact que sur un contexte particulier : s’il n’y avait pas déjà de doutes sur le sujet, je ne pense pas que les désirs de rupture nés du confinement seront suivis d’un passage à l’acte. D’abord, l’enquête que j’ai menée montre que les insatisfactions professionnelles s’étalent sur des mois, voire des années, et qu’il y a une succession d’événements avant que l’individu prenne une décision. Il faut aussi prendre en compte qu’une crise économique et sociale s’annonce, or les périodes de crise ne sont pas favorables à un changement professionnel, qui demande une certaine sécurité de l’emploi.
Qu’en est-il de ceux qui disent vouloir quitter les métropoles pour aller vivre à la campagne ?

Je me méfie de ces enquêtes qui annoncent un abandon des villes. Elles reflètent un désir, mais qui ne sera pas forcément concrétisé. On lit beaucoup d’articles qui citent le souhait des Français de changer d’emploi d’ici cinq ans pour en tirer la conclusion qu’il va y avoir une forte mobilité professionnelle. C’est aller un peu vite en besogne ! Les contextes d’insatisfaction sont propices au changement, mais il faut bénéficier de conditions sociales de possibilité propices pour pouvoir se lancer.
D’où nous vient ce mythe de «tout plaquer pour repartir à zéro» ?

C’est une projection qui a existé de tout temps. Si on a l’impression qu’il y a plus de personnes qui fantasment une rupture radicale dans leur vie, c’est sans doute parce que les médias en parlent plus souvent depuis les années 90. Si les aspirations au changement s’accroissent, c’est lié, je pense, à la dégradation du marché de l’emploi : l’intensification du travail, l’augmentation du nombre de burn-out, les nouvelles méthodes de management n’épargnent plus les cadres, qui étaient jusque-là privilégiés en termes de conditions de travail. Or, comme les cadres et les classes moyennes sont généralement plus représentés dans les médias, l’attention pour cette question a grandi.
Tout le monde rêve-t-il de quitter son job pour ouvrir un foodtruck ?

Les ouvriers et les cadres n’ont pas du tout les mêmes rêves et aspirations parce qu’ils n’ont pas le même rapport au travail. On observe plus de changements radicaux de métiers en bas de l’échelle sociale : moins on est diplômé, plus on est mobile. Parmi les plus diplômés, les mobilités professionnelles s’effectuent plutôt dans des domaines voisins - de journaliste à communicant, par exemple -, ce qui a moins d’incidence sur la vie extraprofessionnelle.
En ce qui concerne les aspirations, les cadres ou travailleurs issus de la classe moyenne vont rêver de devenir viticulteur, d’ouvrir une pizzeria ou une épicerie fine… Hervé, un de mes enquêtés, m’expliquait qu’il en avait marre des tâches répétitives qui anesthésiaient le plaisir au travail ; de graphiste, il est devenu luthier, pour ne plus passer ses journées devant son ordinateur. Dans ce milieu, on souhaite souvent changer de métier pour mieux s’épanouir au travail. C’est une idée plus étrangère à ceux qui exercent des métiers subalternes cumulant pénibilités physiques et mentales. La vie professionnelle vise alors d’abord à assurer un salaire ; c’est plutôt dans la vie extraprofessionnelle (famille, loisirs, etc.) que ces ouvriers et employés cherchent à s’épanouir. Laurent, un autre de mes enquêtés, était vendeur d’électroménager ; la recherche d’un emploi fixe l’a amené à passer le concours de surveillant de prison. Son nouveau statut lui permettait «d’avoir de la stabilité» pour s’investir dans ses loisirs. Il me disait : «Maintenant, c’est le royaume de l’activité sportive !»
Comment les personnes avec lesquelles vous avez discuté perçoivent-elles leur changement de vie ?

Une partie m’a dit qu’elle pensait avoir changé de vie, et l’autre m’a répondu que non. Avant de commencer l’enquête, je m’étais demandé «qu’est-ce que ça veut dire "ma vie a changé" ?». On peut en avoir des conceptions très différentes. Pour certains, être le même tout au long de sa vie fait l’objet d’une certaine fierté - ça montre qu’on est fiable. Francis, qui était professeur de musique, devenu restaurateur de meubles, m’a dit en entretien : «Je suis toujours le même, c’est la même personne […] et je pense qu’on ne change pas beaucoup, même si apparemment on passe un peu du coq à l’âne.» D’autres, qui ont sans doute des références différentes, voient à l’inverse le changement comme quelque chose de très valorisant - ça s’articule avec les discours managériaux qui ringardisent la stabilité et qui vantent l’homme moderne comme celui capable de s’adapter. J’ai donc essayé de l’objectiver selon des critères fixes : la situation matrimoniale, le niveau de vie, les loisirs, la sociabilité, le rapport au travail.
Selon les critères que vous avez établis, avez-vous trouvé que les changements de vie étaient fréquents ?

Mon corpus est assez restreint, il n’a donc pas de valeur statistique ; mais je peux tout de même vous dire que, selon ces critères, la moitié des enquêtés avait changé de manière d’être et de croire. J’ai essayé de comprendre ce qui avait pu entraîner ces transformations, en partant du fait qu’on ne change pas du jour au lendemain, mais plutôt en fréquentant des personnes ou des institutions de manière durable. Autour de 20 ans, les relations amicales ont un pouvoir important de transformation. C’est particulièrement le cas dans le contexte de la colocation : chez les jeunes, la vie en colocation est intense, on fait beaucoup d’activités ensemble, de soirées, de voyages… C’est un fonctionnement très similaire à celui d’un couple.
Est-ce ce qui explique que les plus jeunes ont davantage de probabilités de changer de vie ?

A vrai dire, ce n’est pas tant un effet d’âge que de position dans le cycle de vie : on devient, en avançant dans la vie, plus prudent parce qu’on est pris dans de nouvelles responsabilités. On ne réfléchit plus uniquement par rapport à soi, puisque notre décision fait courir un risque à sa famille, à ses enfants… De fait, on observe que certains amorcent une bifurcation après une séparation : si on se «plante», au moins on se «plante» seul.
Qu’est-ce qui peut déterminer ces envies de changer sa vie lorsque l’on est jeune ?

Les transformations les plus visibles sont chez les jeunes cohabitants de milieux sociaux différents. Je peux citer l’exemple de deux jeunes hommes colocataires : l’un était issu de la classe moyenne, diplômé, et l’autre de la classe populaire, détenteur d’un CAP. Il avait beaucoup d’admiration pour son colocataire, qui lui conseillait des livres, l’emmenait faire des visites culturelles, des voyages, etc. Celui qui avait le plus de culture scolaire a joué le rôle de modèle. Et de fait, son ami, qui était cuisinier, a progressivement senti naître un décalage avec ses collègues parce que lui-même avait changé et avait acquis de nouvelles valeurs : il est devenu animateur, puis directeur de centres sociaux. C’est le genre de décalage qui, en fin de compte, produit des changements de trajectoire biographique.
L’influence la plus forte est-elle exercée par la personne d’une classe sociale supérieure ?

Au sein de cette «socialisation par frottement», comme on la désigne pour parler des effets de la vie conjugale, l’influence est, en effet, plus souvent exercée par celui qui a une position sociale plus élevée que l’autre. D’ailleurs, c’est une influence qui n’est pas toujours pensée comme telle mais qui découle d’un rapport d’admiration.
D’après un récent sondage Ipsos, 79% des Français «aimeraient se réinventer». Pourquoi n’observe-t-on pas davantage de bifurcations ?

Cela tient à des critères économiques, scolaires et relationnels. D’un point de vue très pragmatique, je voudrais souligner que tout ne dépend pas des propriétés sociales de l’individu : les politiques publiques sont aussi déterminantes. Qu’est-ce que l’Etat est capable de nous offrir comme possibilités pour mener à bien un tel projet ? Les allocations chômage permettent de financer une période de transition, mais cela nécessite d’être dans la capacité de négocier ses conditions de licenciement - ce que les cadres sont plus à même de faire que les ouvriers. Les salariés peuvent demander des congés sabbatiques : cela vous offre du temps, mais pas de revenus ! Les ressources financières sont extrêmement discriminantes tout au long des bifurcations.
Le niveau d’études est important puisque beaucoup de métiers sont ouverts sous condition de niveau de diplômes. Avoir un bac + 5 permet, d’office, de passer certains concours et d’accéder à certaines formations.
Enfin, le capital social est aussi déterminant : plus on a de relations, et plus elles sont haut placées, plus s’offriront à nous d’opportunités désirables. Avoir des amis qui ont le bras long et peuvent nous signaler une nouvelle perspective d’emploi est un avantage non négligeable.
Quels dispositifs permettraient d’aider à commencer une nouvelle vie ?

Il s’agirait de sécuriser au maximum les parcours de reconversion et de développer la formation continue. Certes, cela fait déjà partie des promesses du gouvernement. Mais il faut prêter attention aux détails. L’Etat a proposé de financer les moins diplômés, mais si cela ne concerne que des formations courtes qui les rendront plus adaptables dans leur entreprise, c’est pour moi de l’enfumage. Je pense que la proposition du sociologue Camille Peugny d’un dispositif universel de formation dans lequel chacun serait doté d’un capital de formation (de cinq années par exemple) que l’on peut utiliser quand on le souhaite, serait une idée intéressante à explorer. Il faudrait également voir ce que l’on peut proposer aux indépendants, qui souvent sont oubliés par la puissance publique.
Tout le monde aspire à une mobilité sécurisée : certains enquêtés n’ont changé de métier qu’une fois le nouveau contrat de travail signé. Ce sont surtout les personnes de milieux populaires qui ne peuvent pas prendre le risque de se retrouver, même momentanément, sans salaire. Et ceux qui semblent se lancer sans inquiétude bénéficient, en réalité, de filets de sécurité (des ressources économiques personnelles et la possibilité d’une entraide familiale). En ce sens, il y a donc de fortes inégalités économiques lors des bifurcations professionnelles et biographiques qui s’appuient aujourd’hui encore beaucoup trop sur les ressources familiales.

Sophie Denave Reconstruire sa vie profession­- nelle. Sociologie des bifurcations biographiques, PUF (2015), 320 pp.


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