Nombre de gens ont le sentiment de « faire leur part » en triant leurs déchets, en évitant le plastique ou en prenant leur vélo. Tout cela est peut-être louable mais nous place collectivement très loin du compte, observe Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
Stéphane Foucart Publié le 20 juin 2020
Chronique. Tout le monde, ou presque, connaît la fable du colibri. C’est, paraît-il, une histoire traditionnelle amérindienne, et une parabole parfaite de notre situation face à la crise écologique. Un grand incendie s’étant déclaré dans la forêt, tous les animaux étaient consternés, et plus ou moins en fuite devant le désastre. Tous, à l’exception d’un oiseau tropical si minuscule qu’il pourrait être confondu avec un insecte : le colibri.
Celui-ci allait et venait de manière incessante, au point de susciter l’agacement du tatou. Le grincheux mammifère demanda à l’oiseau les raisons d’une telle agitation. L’intéressé lui répondit qu’il allait à la rivière remplir son bec de quelques gouttelettes d’eau et qu’il revenait les verser sur le brasier. Le tatou objecta que ces quelques gouttes d’eau n’y changeraient rien. « Je le sais, répondit l’oiseau. Mais je fais ma part. »
« Faire sa part » : c’est le mot d’ordre du mouvement Colibris, l’organisation créée en 2007 sous l’impulsion d’une personnalité charismatique, Pierre Rabhi, chantre de l’agroécologie et de la sobriété heureuse.
L’idée sur laquelle repose le mouvement est séduisante. Elle mise sur le courage moral de quelques-uns, sur l’éthique de l’action individuelle, sur l’exemplarité et la capacité des conduites vertueuses à inspirer les autres. Hélas ! Entre autres enseignements, la pandémie de Covid-19 vient d’administrer la preuve empirique que si « faire sa part » est peut-être nécessaire, c’est très loin d’être suffisant.
Comment en être convaincu ? Les mesures prises un peu partout dans le monde pour endiguer la progression de la pandémie due au SARS-CoV-2 ont formé une expérience inédite à l’échelle planétaire sur l’impact que pourrait avoir la prise de conscience subite, par 4 milliards d’individus – c’est, grosso modo, le nombre d’humains qui se sont retrouvés confinés pendant plusieurs semaines –, des dégâts que produisent leurs déplacements et leur consommation sur le climat. Le confinement de près de la moitié de l’humanité et la mise à l’arrêt des pans de l’économie affectés par cette contrainte n’auront eu finalement qu’un impact limité.
Très loin du compte
Dans une analyse publiée le 19 mai par la revue Nature Climate Change, la climatologue Corinne Le Quéré et ses coauteurs le notent : « La baisse des émissions quotidiennes de dioxyde de carbone issu de la combustion des ressources fossiles, estimée à 17 % à son maximum [par rapport à l’année précédente], à la suite du confinement sévère et forcé des populations mondiales, est extrême et probablement inédite. Pourtant, cela ne correspond qu’au niveau des émissions de 2006. »
On voit qu’une conversion massive des humains à la sobriété prônée par les Colibris – fût-elle contrainte – n’a pas l’effet escompté (même si celui-ci est réel).
La raison, comme nous l’a récemment expliqué François Gemenne, spécialiste de géopolitique de l’environnement et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), est que le changement climatique tient pour beaucoup au fonctionnement des grandes structures qui forment le socle de l’économie mondiale.
En particulier, la production énergétique et la production alimentaire sont fortement émettrices de gaz à effet de serre, ce qu’une modification des comportements individuels n’est pas en mesure de changer rapidement. Une centrale à charbon, une fois sortie de terre, fournira leur électricité à ses riverains pendant quatre décennies, même si ceux-ci décident de réduire leur consommation.
Ainsi, « faire sa part » est incontestablement une belle idée, mais c’est aussi une idée dangereuse, en tout cas à manipuler avec précaution. Elle peut incliner à penser qu’une somme de petites actions individuelles – chacun ayant de surcroît sa propre idée de l’ampleur nécessaire à leur donner – pourrait suffire.
Cette idée s’est fortement implantée parmi les décideurs et l’opinion : un grand nombre de nos contemporains ont le sentiment de « faire leur part » en triant leurs déchets, en limitant leur consommation de plastique ou en enfourchant leur bicyclette de temps à autre. Tout cela est peut-être louable, mais nous place collectivement très loin du compte.
La loi du marché se charge de tout
Les tenants de la dérégulation et du marché libre trouvent aussi leur intérêt dans la diffusion de cette vulgate ; les idées des Colibris peuvent aussi être cuisinées à la sauce néolibérale. Puisque les prises de consciences individuelles feront évoluer la demande des consommateurs, les modes de production finiront par devenir eux aussi plus vertueux. De collectif, de politique, de contraintes réglementaires, il n’est nul besoin : la loi du marché se charge de tout.
Voilà qui explique ce paradoxe apparent, relevé par le journaliste Jean-Baptiste Malet dans une enquête publiée en août 2018 par Le Monde diplomatique : nombre de grands patrons (grande distribution, agroalimentaire, restauration rapide) apprécient les idées du mouvement Colibris, voire en courtisent ouvertement l’inspirateur. De même que des responsables politiques issus de la droite la plus libérale.
Ces récupérations ne disent en réalité pas grand-chose du mouvement lui-même. « Faire sa part » n’empêche nullement de délibérer collectivement, de voter. L’écrivain et réalisateur Cyril Dion, cofondateur du mouvement Colibris, est d’ailleurs l’un des garants de la convention citoyenne pour le climat, qui vient de rendre publiques ses propositions.
Aucune ne prône le maintien d’un statu quo dont on espérerait qu’il s’amende au fil du temps, grâce à une somme de prises de conscience individuelles. Et c’est heureux car si le colibri se contente de chercher à éteindre seul l’incendie, la fin de la fable ne fait guère de doute : la forêt a brûlé et les animaux sont morts, et le colibri avec eux.
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