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samedi 27 juin 2020

Ariel Colonomos: «Le politique se réorganise aujourd’hui autour de l’idée que la vie doit primer»

Par Erwan Cario — 
Dessin Cat O’Neil

Face à une crise migratoire ou écologique, lors d’une guerre ou d’une pandémie, combien vaut une vie ? Peut-on penser l’inestimable en termes d’équivalence matérielle ? Dans son livre, le chercheur s’intéresse à la façon dont les Etats ne cessent de mettre en balance les intérêts politiques et les vies humaines.

Ariel Colonomos
Photo DR
C’est une affirmation qu’on peut retrouver sous diverses formes, que ce soit dans les textes religieux ou au cœur des engagements politiques et moraux des individus : qui sauve une vie sauve l’humanité toute entière. Dès lors, la valeur de la vie est par nature inestimable et la question d’un éventuel prix paraît hors de propos. Il suffit pourtant, comme le fait Ariel Colonomos, directeur de recherche au Centre de recherches internationales, dans son essai Un prix à la vie, d’observer comment s’organisent les décisions politiques, notamment au niveau des Etats, pour constater la portée bien réelle de cette valorisation. L’objectif est alors celui de la «juste mesure», où les vies ne sauraient être bradées pour la poursuite d’intérêts stratégiques. Mais ce prix à la vie est aussi la première étape d’une réflexion plus large qui s’aventure dans le temps et dans l’espace, où «la valeur que nous attribuons aux autres est une indication de notre propre identité collective».

Vous affirmez que la vie humaine a un prix, une équivalence matérielle. Comment passer outre l’aspect contre-intuitif, choquant, de cette affirmation ?

Quand on établit pareil constat, la réaction qu’on provoque, c’est en effet soit la surprise, soit l’indignation. Du point de vue de la morale, cette affirmation est effectivement problématique. Une vie, si elle était plus chère serait donc plus importante qu’une autre ? Cette notion renvoie aussi à des expériences douloureuses et tragiques comme l’esclavage. Elle existe également dans d’autres débats, que ce soit en bioéthique ou à propos de la prostitution avec le commerce des corps. Ces débats prévalent quand on parle du prix de la vie. Mais ce n’est pas mon propos.
Le constat dont je veux démontrer la validité, c’est que politiquement, on met en balance d’une part des intérêts politiques et économiques, et de l’autre des vies humaines. En temps de guerre et en temps de paix, cette mise en balance des intérêts et des vies est centrale. Nous ne sommes pas habitués à penser le politique de cette manière alors même qu’il est souvent question de trouver la juste mesure, c’est-à-dire de bien évaluer les conséquences de ses actes. On le voit à propos de la pandémie, mais aussi à propos des guerres, de la sécurité sociale, de l’aide internationale, ou encore des prises d’otages.
Vous faites la distinction fondamentale entre d’un côté l’Etat patriarcal et de l’autre l’Etat philanthropique, c’est-à-dire deux visions, deux façons d’établir ce prix à la vie…
A notre époque, l’Etat est la figure qui prend cette place de grand calculateur des vies, il décide des équivalences matérielles des vies humaines. De cela dépend son équilibre. Quand on donne politiquement un prix à la vie, on le fait de deux manières. La première, c’est lorsqu’on paie pour des vies, pour des personnes dont on a la responsabilité. L’illustration, c’est lorsqu’une personne est prise en otage : certains Etats vont essayer de trouver un compromis et donc céder sur leurs propres intérêts en versant de l’argent, ou avec des contreparties politiques. Le deuxième aspect, c’est quand on paie avec des vies la poursuite de ses intérêts. Dans des situations de guerre, où cet aspect est le plus évident, les Etats font ainsi des estimations en termes de vies humaines en fonction des décisions qu’ils vont être amenés à prendre. Il est alors question d’une juste proportion. C’est une norme centrale dans la guerre. La proportionnalité, c’est le rapport entre un avantage militaire qui est poursuivi, et le nombre de civils qui vont être tués au cours d’une attaque. Dans le cas où on paie pour des vies, il s’agit d’une facette de l’Etat qui est le versant «philanthropique». De l’autre côté, payer avec des vies, c’est le versant «patriarcal». Le politique, ce sont ces deux facettes, et la recherche d’un équilibre entre les deux. Un Etat va plutôt se situer sur un versant ou l’autre. Même si le versant philanthropique semble aujourd’hui prévalent, les Etats continuent de prendre des décisions où ils paient avec des vies humaines. Par exemple, quand un Etat décide d’utiliser la force pour libérer des otages, il sait que bien souvent des personnes vont mourir, mais il ne veut pas céder sur ses intérêts. Je montre d’ailleurs dans mon livre les impasses du choix patriarcal sur cette question. Ne pas céder sur ses intérêts en affirmant que ça va dissuader les preneurs d’otages, c’est absurde, ça ne fonctionne pas comme ça. C’est la raison pour laquelle il est très important de demander à l’Etat de faire libérer ses citoyens et de négocier.
Vous y êtes d’ailleurs directement confronté, votre collègue Fariba Adelkhah est encore retenue en Iran…
Oui, depuis plus d’un an. Elle a été arrêtée par les Gardiens de la révolution, et donc par l’Iran, le 5 juin 2019. Il est important que la France, mais aussi les Etats européens qui sont aussi concernés, se mettent d’accord pour adopter une politique commune et faire en sorte de faire libérer les otages.
Vous constatez donc que le versant philanthropique de l’Etat gagne en importance.
Le politique se réorganise aujourd’hui autour de l’idée que la vie doit primer. C’est la raison pour laquelle, par exemple, il y a beaucoup moins de morts dans les guerres. On voit aussi émerger des demandes sociales de réparation. On veut revisiter la mémoire des guerres et compenser les pertes de vies humaines. On veut à nouveau mettre en débat et explorer l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Tout cela contribue à réévaluer les vies humaines perdues et donc de procéder à de nouvelles équivalences matérielles.
«Payer avec des vies», «payer pour des vies», les mois de pandémie qui viennent de s’écouler n’en sont-ils pas l’illustration flagrante ?
C’est ce que je pense. Quand on regarde la séquence des mesures qui ont été prises par les différents Etats, on voit qu’on décide d’abord de payer avec des vies la préservation de ses intérêts en disant qu’on doit continuer comme avant. Ensuite, on bascule dans le monde du confinement de manière brutale, que ce soit en Chine ou ailleurs, avec un arrêt de l’économie. Ce qui est intéressant, au regard du prix de la vie, c’est de voir que les conditions de formation de ce prix de la vie sont exacerbées. La valeur que l’on accorde aux vies humaines a augmenté, mais les intérêts économiques qui sont en jeu aussi. Enfin, le débat autour du déconfinement est tout aussi intéressant parce qu’il implique un risque. On peut provoquer une nouvelle diffusion de la maladie. Ce risque est assumé, car on ne peut pas continuer à confiner une population jusqu’à la découverte du vaccin. On le voit bien dans certains pays qui connaissent de nouveaux foyers. Rien de trop inquiétant pour l’instant, justement parce qu’on fait un calcul, à ce jour satisfaisant dans le cas de la France. Ce n’est pas une formule mathématique, mais un calcul politique qui tient compte de deux données : les vies humaines et les intérêts matériels. Là, on estime que compte tenu de la faible probabilité de voir un nombre de morts important à cause du Covid, on peut relancer progressivement l’économie.
On a d’ailleurs vu, au moment du déconfinement, le retour du slogan d’Olivier Besancenot en 2002, «nos vies valent plus que leurs profits»…
L’exemple le plus éclatant du clivage sur cette question a été Boris Johnson lorsqu’il a dit qu’il fallait accepter la perte de vies humaines, sous-entendant que l’économie pouvait ainsi continuer de fonctionner. Il y a eu ensuite un revirement après des prévisions qui estimaient à 300 000 personnes le nombre de victimes à venir en Grande-Bretagne. Le coût humain était devenu trop élevé. Effectivement, il peut y avoir des positions contrastées. Le Medef, qui s’intéresse à la santé économique du pays et aux profits des entreprises, va avoir tendance à dire que le prix à payer pour des vies est parfois trop élevé. Mais on peut justifier ce raisonnement en disant que des pertes économiques dans le présent vont affecter des vies futures. C’est vrai que les vies avant les profits, c’est un message politique très fort et très rassembleur, mais qui se heurte au principe des intérêts dont on ne peut s’abstraire. Ça reste une façon efficace de critiquer la face inhumaine de l’Etat. Alors même, on le voit bien, qu’il a fait des concessions très importantes.
Vous expliquez qu’il est aussi possible de donner un prix à une vie sous la forme d’une simple valeur monétaire. Comment fait-on ce calcul ?
C’est quelque chose qui peut surprendre et à nouveau choquer. C’est une mesure qui s’appelle la «valeur de la vie statistique». Elle s’est développée dans les années 60 aux Etats-Unis. L’idée est simple : c’est un montant établi en fonction de l’argent qu’une personne serait prête à verser pour se protéger d’un risque présenté sous la forme d’une probabilité. Si vous êtes prêt à dépenser 5 000 euros pour vous protéger d’un accident mortel qui a une chance sur 1 000 d’advenir, les économistes qui ont travaillé sur cette question considèrent qu’à ce moment-là, un indicateur du prix de la vie, c’est 5 000 fois 1 000, donc 5 millions d’euros. C’est une logique qui vient des assurances, mais dont l’Etat peut aussi tenir compte.
A partir du moment où on donne un prix à la vie, qu’en est-il des vies futures ?
Il y a en permanence des arbitrages entre présent et futur. Aujourd’hui, les décideurs politiques ont tendance à considérer que la valeur des vies futures est moins importante que celle des vies présentes. Cela peut se justifier. Il faut sauver les personnes qui sont en vie. Celles qui ne sont pas encore nées, d’autres initiatives pourront être prises dans le futur pour les sauver. Mais on assiste en ce moment à une revalorisation des vies futures. On peut décider de faire des choix économiques qui peuvent être coûteux à court terme, mais qui vont diminuer l’empreinte écologique, par exemple.
Certaines vies semblent ne rien valoir aux yeux de certains Etats, comme celles des migrants qui meurent en Méditerranée. La réflexion sur le prix de la vie impose-t-elle le fait de vouloir diminuer les écarts de valeur ?
Cette crise terrible nous remet en tête les tragédies de l’humanité. Lors de la conférence d’Evian, en 1938, où il était question de l’accueil des réfugiés juifs d’Allemagne, Hitler lui-même avait déclaré avec mépris qu’ils pouvaient partir. Aucun Etat ne les a acceptés alors que la concession politique aurait été mineure. C’est l’exemple emblématique de cette indifférence cruelle. Aujourd’hui, le spectacle de la souffrance des migrants choque une partie de la population qui s’organise pour mieux les accueillir. Mais il reste ce paradoxe : nous réagissons moins à la lecture de chiffres et de statistiques qui évoquent pourtant 100 000 ou 200 000 morts lointaines, qu’à la vision d’un seul de ces corps allongés dans le sable. Il faut donc que les questions migratoires soient réévaluées au niveau des intérêts politiques mêmes. Ce n’est pas une question de grands discours ou uniquement de droit, mais une vraie question «matérielle» : quelle valeur attribuer à la vie de ces personnes, à ces vies lointaines qui peuvent être perdues ?
Pour valoriser correctement les vies futures et les vies lointaines, vous expliquez qu’une structure politique mondiale est indispensable.
C’est à cette échelle qu’il serait logique de le faire. A l’échelle internationale, il n’y a plus de vie lointaine. Chaque vie que vous sauvez pourrait être la vôtre. C’est une bonne façon de neutraliser les biais. Mais le problème reste le fait d’imposer des règles internationales à l’échelle des Etats. Un Etat a des priorités qui sont très liées au présent, et à la sécurité de la vie de ses propres citoyens. Il y a un certain égoïsme, en quelque sorte. C’est à l’échelle internationale qu’il devrait y avoir une certaine conscience de l’humanité, de la vie des êtres humains dans le monde entier et dans le temps. Ce sont tous les débats sur la responsabilité de protéger, sur la justice climatique. Et sur le sujet des pandémies, cette discussion est amorcée.
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Un prix à la vie d’Ariel Colonomos PUF,

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