L'éminent historien, figure de la gauche israélienne pacifiste et spécialiste du fascisme aux thèses parfois controversées, est mort dimanche à Jérusalem, à l'âge de 85 ans.
Historien renommé et soldat respecté, «archisioniste» autoproclamé et pacifiste infatigable, patriote inquiet et ardent défenseur des Lumières : Zeev Sternhell, qui s’est éteint dimanche à Jérusalem à 85 ans, était tout ça. Couvert d’honneurs mais controversé, sans jamais se renier ou se contredire. Le plus français des historiens israéliens, phare de la gauche intellectuelle dans son pays, toujours en tête de cortège des pétitions anti-colonisation et dans la ligne de mire des fanatiques messianistes, a tracé une vie et une œuvre rectilignes, bien que ballottées par les aléas d’un XXe siècle tragique, dont il tentera, toute sa vie, de définir le génotype d’une maladie chronique appelée fascisme.
«Tragédie» de l’Israël moderne
Un destin juif, de la Shoah à ce qu’il nommait la «tragédie» de l’Israël moderne, en passant par la France, avec qui il eut une relation compliquée, entre fétichisation de sa laïcité et conviction que le pays des droits de l’homme fut aussi le premier laboratoire du fascisme. Et qui s’achève, comme un symbole, à l’aube de l’annexion partielle de la Cisjordanie, lui qui voyait la colonisation des Territoires palestiniens comme un «cancer» terminal pour l’Etat hébreu.
Sternhell naît dans une famille de marchands juifs de Galicie polonaise. La petite enfance est bourgeoise et assimilée : à la maison, on ne parle pas un mot de yiddish. Il a 6 ans quand la guerre éclate. Son père endosse l’uniforme polonais et part combattre l’Armée rouge. Peu après la défaite, il meurt d’épuisement parmi les siens. L’enfant voit ensuite défiler sous ses fenêtres les longs convois de Russes aux mines effrayées sous le joug des Allemands tout-puissants. Tout s’accélère alors. Il est enfermé dans le ghetto avec sa mère et sa sœur, qui mourront en déportation.
Réchappant aux liquidateurs nazis, il gagne Lviv avec un «oncle débrouillard», sous la protection d’un officier polonais et réfugié parmi une famille d’ouvriers, fervents catholiques. «Nous avons survécu à la guerre grâce à des papiers aryens, deux familles de Justes, pas mal de chance et plus qu’un peu d’argent», résumera-t-il.
Dans l’immédiat après-guerre, il est «baptisé à l’eau bénite et tout le tintouin» et se retrouve même enfant de chœur à la cathédrale de Cracovie. Une courte conversion, sincère et enfantine, pas seulement un camouflage dans une Pologne toujours antisémite, qui s’évapore aussitôt à son arrivée en France, en 1946, à la faveur d’un regroupement familial. A Avignon, chez un autre oncle, il apprend rapidement le français et se fond dans le moule «méritocratique et laïque» qu’il vantera, parfois avec un certain aveuglement, toute sa vie. Néanmoins, le garçonnet à la maturité exacerbée sent qu’il ne sera jamais «authentiquement français» et vit la création d’Israël en 1948 comme un «miracle» : «Soudain, il y avait un passeport, un uniforme, un drapeau. La création de l’Etat, c’était comme la création du monde pour moi.»
«Je n’ai jamais voulu vivre comme un colon»
Il débarque en Israël à 16 ans, en 1951, passe par la case kibboutz mais délaisse vite les travaux manuels pour les études, financées par un héritage providentiel. Dans l’uniforme kaki de la rugueuse brigade Golani, il prendra part en tant qu’officier puis réserviste à quatre guerres – celles de Suez, des Six Jours, de Kippour et enfin lors de la première invasion du Liban.
En parallèle, il participe à la fondation, en 1978, du mouvement Shalom Akhshav («La Paix maintenant»), qui réclame la fin de l’occupation de la Cisjordanie et Gaza, ainsi que la création d’un Etat palestinien. Seule solution, comme le martèlera Sternell toute sa vie, pour une paix durable et la survie d’un Israël juif et démocratique. Dans Haaretz, où il publia des kilomètres de tribunes, ce sioniste athée s’expliquait ainsi : «Je ne suis pas venu en Israël pour vivre en minorité. Il y avait des pays plus sûrs et plaisants pour ça. Mais pour autant, je n’ai jamais voulu vivre comme un colon.»
Au fil des ans, ses diagnostics sur la bascule d’Israël toujours plus à droite lui inspireront des sentences de Cassandre désespérées et polémiques, voyant dans la normalisation de l’idéologie anti-Arabes et le vote de la loi «Etat-nation» par le gouvernement Nétanyahou en 2018 les germes «non pas d’un simple fascisme local, mais d’un racisme proche du nazisme à ses débuts». Dix ans plus tôt, le professeur émérite de l’université hébraïque de Jérusalem avait été légèrement blessé par une bombe artisanale placée devant son domicile par un colon fanatique.
Violents affrontements intellectuels
Le milieu universitaire était aussi un terrain miné pour Sternhell, qui, bien que couronné par le prix Israël en 2008 et courtisé par les universités anglo-saxonnes les plus prestigieuses, était toujours à deux doigts de l’excommunication. Ses thèses sur le fascisme français ou le socialisme israélien provoquèrent de violents affrontements intellectuels, pas toujours éteints. Réfutant le concept des trois droites de René Rémond, Sternhell voyait en Barrès, Boulanger et Maurras des proto-fascistes, et dans le régime de Vichy une sorte de continuum de la droite nationaliste française «anti-Lumières», et non un accident de l’histoire. Suffisant pour causer l’ire des pontes du sujet, comme Michel Winock à Paris ou Simy Epstein à Jérusalem. Quant aux travaillistes israéliens, Sternhell assurait que leur pseudo-socialisme était plus un outil de contrôle de la population pour faciliter la conquête de la Palestine et l’édification de l’Etat qu’une idéologie sincèrement rouge.
Avec sa disparition, Israël devra faire sans les piqûres de rappel de celui qui aimait à répéter qu’«aucune société n’est génétiquement immunisée contre le phénomène dont l’Europe a été victime».
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