De plus en plus de parents d’enfants malades signalent de nombreux cas – des clusters – dans des communes de France.
Sainte-Pazanne et Ligné en Loire-Atlantique, Igoville dans l’Eure, Saint-Rogatien en Charente-Maritime, Les Rousses dans le Jura… Ces communes de quelques milliers d’habitants disséminées sur le territoire ont un point commun : être l’épicentre de « clusters », avérés ou supposés, de cancers pédiatriques. L’épidémiologie définit le terme comme un « regroupement d’enfants de moins de 18 ans souffrant d’une même maladie dans une zone géographique et dans une période données et dont le nombre rapporté à sa population est perçu comme inhabituellement élevé ». Ils ont tous été repérés par un parent ou proche de jeune patient, grâce au bouche-à-oreille. Et ces derniers cherchent désormais sans relâche des réponses à l’inexplicable.
« Quand j’ai découvert, en discutant dans les couloirs du CHU de Rouen, où ma fille de 5 ans est traitée depuis août 2019, que cinq autres enfants de notre petite ville étaient touchés aussi, ça m’a interpellée », raconte Charlène Bachelet, qui a finalement signalé « dix cas » concomitants à l’agence régionale de santé (ARS) de Normandie en octobre 2019.
« Frise chronologique »
Chloé Fourchon, mère d’une fillette de 4 ans diagnostiquée il y a un an et demi, a, pour sa part, recensé neuf enfants « principalement nés entre 2012 et 2015 », vivant dans cinq communes mitoyennes du Haut-Jura, et dont les cancers se sont déclarés entre 2014 et 2019, à partir d’indiscrétions entendues chez des commerçants. Début juillet 2019, elle a adressé une « frise chronologique » récapitulative à l’ARS de Bourgogne-Franche-Comté. « Ça m’a pris un peu de temps, dit-elle, car ces enfants sont suivis aussi bien à Lyon qu’à Besançon, voire à Genève, en Suisse. »
A Ligné, juste avant Noël, c’est la maman d’un garçon de 5 ans atteint d’une leucémie qui a demandé au maire de saisir l’ARS Loire-Atlantique-Vendée après avoir établi, « à partir d’échange avec les familles concernées », la « cartographie » de « six cas » diagnostiqués dans le « Pays d’Ancenis » entre décembre 2017 et octobre 2018.
Ces signalements effectués, une mécanique huilée s’est enclenchée. « Que le signalement provienne de familles ou de professionnels de santé, les ARS concernées effectuent les premières constatations », explique Franck Golliot, directeur adjoint des régions à Santé publique France, organisme chargé de l’observation et de la surveillance épidémiologique au niveau national.
Pour confirmer l’existence d’un cluster, il est demandé aux ARS de recenser le nombre de malades, leurs coordonnées et de fournir un descriptif sommaire des tumeurs diagnostiquées ainsi que la période et la zone géographie concernées. « Les ARS vérifient également s’il existe une exposition environnementale à risque connue (friche industrielle, lignes à haute tension, etc.) », poursuit M. Golliot.
L’excès de cas validé, Santé publique France lance une enquête épidémiologique. L’objectif est de « reconstruire précisément l’histoire des enfants malades et de leurs familles afin de rechercher d’éventuels facteurs explicatifs génétiques, infectieux, environnementaux, et de s’assurer que leur situation ne reflète pas de risque sanitaire ».
Inadmissibles
Au fur et à mesure des investigations, les ARS et Santé publique France partagent les données avec les parties prenantes : populations, élus, associations de parents, professionnels de santé et de la petite enfance… Mais les familles, qui considèrent le périmètre de recherche comme trop réduit, jugent leurs réponses au mieux, insuffisantes, au pire, inadmissibles. Et elles entendent faire bouger les lignes.
Ainsi à Sainte-Pazanne, où Santé publique France a étudié les dossiers de 13 enfants − dont trois aujourd’hui décédés − originaires d’un total de sept communes mitoyennes et diagnostiqués entre 2015 et 2017, le collectif Stop aux cancers de nos enfants a exprimé colère et incompréhension lorsque l’agence a suspendu, fin novembre 2019, l’enquête épidémiologique lancée six mois plus tôt, faute d’avoir pu identifier une « cause commune » à la survenue des cancers… Tout en concédant qu’on observait sur cette zone géographique « deux fois plus de cas que la moyenne nationale pour la période ».
« On a un cluster mais on arrête tout, s’indigne Marie Thibaud, cofondatrice du collectif. Maman d’un petit garçon en rémission, elle dénonce l’« obsolescence » d’une méthodologie focalisée sur la recherche de valeurs de toxicité aiguës quand elle souhaite qu’on étudie « une toxicité chronique et des effets cocktail ».
Pour ce cluster, plus de cent cinquante prélèvements et mesures réalisées sur l’eau, l’air, le sol, le radon (un gaz naturel radioactif présent dans le sous-sol de la région), les champs électromagnétiques, les rayonnements ionisants ont été réalisés par les agences sanitaires. Des « levées de doute », expliquent-elles, qui n’ont révélé aucun dépassement alarmant des valeurs réglementaires.
« Nous parlons ici d’enfants, proteste Mme Thibaud, pas de statistiques. Il faut mener des études environnementales, maintenant. » Elle interroge :
« Pourquoi y a-t-il plus de cancers d’enfants sur notre territoire qu’ailleurs ? Pourquoi n’a-t-on pas accès au dossier de dépollution des anciens sites industriels ? Pourquoi l’ARS et Enedis ne nous ont-ils pas transmis l’information selon laquelle cinq lignes à haute tension passent sous la cour [de l’école fréquentée par son fils et trois autres enfants malades]? »
Questionnaire de 47 pages
Le questionnaire de 47 pages qu’a établi Santé publique France à l’adresse des familles des enfants malades pour tenter d’identifier des causes de maladie communes est, selon elle, incomplet. Aux demandes concernant les antécédents familiaux, la période de grossesse de la mère, l’environnement des enfants, leurs habitudes de vie, leur lieu de scolarisation, elle aurait voulu ajouter « les produits cosmétiques utilisés dans les familles, les perturbateurs endocriniens, le bisphénol… »
« Cela relève de la recherche fondamentale, pas des investigations d’un cluster qui consistent à fermer des portes, à écarter des causes potentielles, à identifier des risques connus et avérés dans la littérature scientifique existante communs aux enfants et non partagés par le reste de la population, répond Sébastien Denys, épidémiologiste et directeur du pôle santé-environnement-travail à Santé publique France. Nos enquêtes reposent sur des effectifs faibles – environ une dizaine de cas – et concernent des maladies graves, du coup, on se heurte à une forte et compréhensible dimension affective. »
Unemultitude de facteurs potentiels sont susceptibles d’être à l’origine des agrégats. A Igoville, Charlène Bachelet, auteure du signalement à l’ARS Normandie, soupçonne un groupe d’usines proche, et dit avoir identifié« trois vagues de cancers, en 1992, en 2005 et maintenant ».Un exercice d’épidémiologie profane épuisant, à base de recoupements. « Certains enfants sont morts, d’autres ont déménagé ou ne se trouvaient sur la commune qu’en raison de leur mode de garde, et certaines mamans ont seulement passé leur grossesse ici », souffle-t-elle.
Pour l’heure, Mme Bachelet place ses espoirs dans l’enquête épidémiologique en cours. « Il faut être patient, dit-elle, ce sont des professionnels. Mais s’ils n’identifient pas de cause commune, on constituera aussi un collectif et on cherchera s’il existe des points communs avec les autres clusters. »
Laboratoire indépendant
A Saint-Rogatien, où cinq leucémies d’enfants dont celui d’une adolescente de 15 ans, décédée début décembre 2019, ont été détectées entre 2014 et 2018, une usine d’enrobés et l’unité de compostage sont depuis longtemps dans le viseur de l’association Avenir Santé Environnement. En octobre 2018, une étude menée par l’Inserm et le CHU de Poitiers a conclu que, sur la zone, « un excès de risque (…) ne peut être écarté ».
Posée depuis une vingtaine d’années, la question de l’incidence des « effets cocktail » sur la survenue des cancers est quasi contemporaine de la surveillance des cancers pédiatriques, mise en place au plan national en 1990 pour les hémopathies malignes (leucémies), puis en 2000, pour les tumeurs solides, date à laquelle les deux registres ont fusionné en un registre national des cancers de l’enfant (RNCE). Mais, avec plus de 22 000 substances actuellement enregistrées sur le site de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), le champ de la recherche semble infini.
A Sainte-Pazanne, le collectif Stop au cancer de nos enfants mène sa propre enquête. A l’automne 2019, il a fait procéder, par un « laboratoire indépendant », à l’analyse toxicologique d’échantillons de cheveux d’une vingtaine d’enfants atteints ou non de cancers, « pour 1 800 polluants organiques et 36 métaux lourds ». Au prix d’une bataille législative, le collectif Grandir sans cancer – qui fédère 90 associations – a, de son côté, obtenu de l’Etat, depuis février 2019, un budget annuel supplémentaire de 5 millions d’euros consacré à la recherche oncopédiatrique fondamentale jusque-là essentiellement axée sur les traitements.
« D’après le peu qu’on sait actuellement, la survenue d’une maladie multifactorielle comme un cancer pédiatrique peut être déclenchée par différentes combinaisons de nombreux facteurs génétiques, environnementaux, comportementaux, dont la plupart ont chacun, individuellement, un impact assez faible à l’échelle de la population, expliqueRémy Slama,épidémiologiste et directeur de recherche à l’Inserm, expert des effets des expositions précoces aux facteurs environnementaux. Aussi, il est très optimiste d’espérer identifier ces combinaisons en étudiant rétrospectivement dix ou vingt cas. »
Le chercheur préconise le recrutement d’une importante cohorte de femmes enceintes suivies, dès le début de leur grossesse, par prélèvements biologiques. « Une fraction de la population y est prête, assure-t-il. Cela implique un financement conséquent mais pas délirant, et l’enjeu de santé publique en vaut la peine. » Les premiers résultats interviendraient au bout d’une dizaine d’années.
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