Si Jérôme Sackur et Joel Swendsen sont d’accord avec le diagnostic d’Elisabeth Roudinesco sur la situation de la psychanalyse en France, les deux chercheurs émettent, dans une tribune au « Monde », des réserves sur la question de la formation universitaire en psychologie clinique.
Publié le 20 mars 2019
Tribune. Dans une tribune du 9 février, Elisabeth Roudinesco décrit le déclin de la psychanalyse en France. De manière peu charitable pour ses collègues ayant encore des prétentions, elle narre comment les psychanalystes ont perdu leur prestige d’explorateurs intrépides des profondeurs de l’âme. Elle décrit et déplore un champ de ruines dans lequel la psychanalyse n’est plus qu’une parmi d’innombrables formes de psychothérapie, tandis qu’elle-même est balkanisée et vieillissante.
Cette situation serait grave parce qu’avec la psychanalyse disparaîtrait un pan de notre culture, mais aussi une approche centrée sur le sujet, « humaniste », de la santé mentale. Elle appelle donc au soutien de l’unité de formation et de recherche (UFR) d’études psychanalytiques de l’université Paris-VII, et présente la démission de trois membres de la section « psychologie » du Conseil national des universités (CNU) comme un acte de résistance face au scientisme – le mot est fort –, qui aurait contaminé la psychologie.
Perte d’aura
Pour ce qui est du diagnostic, nous suivons Elisabeth Roudinesco : la psychanalyse n’a plus l’aura qu’elle avait pu avoir. Peut-être que la position que Freud avait voulu lui conférer, pas tout à fait en dehors, ni complètement intégrée à la psychologie et à la médecine mentale, lui a-t-elle permis de prospérer au XXe siècle : cible mouvante alimentée par la force de brillants esprits, elle était difficile à surpasser.
Mais c’était aussi un piège : car malgré tout, en ce qui concerne la santé, à la fin, il faut rendre des comptes. Le constat est intellectuellement brutal, mais du point de vue clinique, de subtiles distinctions comme celle qu’Elisabeth Roudinesco maintient entre psychologie et psychanalyse comptent moins que les effets d’une cure.
En France, l’évaluation des psychothérapies organisée en 2004 par le ministère de la santé et confiée à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) fut un de ces moments de comptes. Deux grandes associations de familles et personnes souffrant de troubles mentaux, l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) et la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Fnapsy), avaient insisté pour qu’elle se fasse afin que les patients aient droit aux mêmes informations concernant l’efficacité des différentes prises en charge que ceux atteints d’autres maladies graves (cancer, cardiopathie, diabète, etc.).
Or il apparut que pour la majorité des troubles mentaux examinés, on n’avait aucune preuve de l’efficacité de la psychanalyse. On pourrait dire qu’absence de preuve n’est pas preuve d’absence et que « le subjectif ne s’évalue pas ». C’est aux psychanalystes de voir si cette position convainc les pouvoirs publics, mais surtout les patients, face aux preuves d’efficacité d’autres thérapies (comportementales et cognitives, familiales).
Termes belliqueux
Une question reste, celle de la formation à l’université des psychologues cliniciens. Pour le coup, nous nous permettrons de ne pas suivre Elisabeth Roudinesco. L’université doit exposer les étudiants à un univers d’idées et à des débats contradictoires, en psychologie comme ailleurs. Elle doit présenter à nos futurs praticiens en santé mentale l’ensemble des meilleures théories et pratiques dans le champ, et pas seulement une unique doctrine.
Elisabeth Roudinesco parle en termes belliqueux des « adversaires » qui fomenteraient une tentative de « meurtre » de la psychanalyse universitaire. Il nous semble plutôt que l’évolution de l’enseignement de la psychologie clinique à l’université va dans le sens d’un plus grand pluralisme.
L’université doit exposer les étudiants à des débats contradictoires, en psychologie comme ailleurs. Elle doit présenter à nos futurs praticiens en santé mentale l’ensemble des meilleures théories et pratiques
Le Conseil national des universités est moteur dans ce mouvement. Rappelons que cette instance, dont la majorité des membres est élue par les psychologues universitaires eux-mêmes, est chargée de « qualifier » les candidats aux postes d’enseignant-chercheur. Récemment, les membres du CNU ont voté et adopté de nouveaux critères qui exigent notamment des candidats aux postes de professeur qu’ils et elles aient publié au moins deux articles (parmi les dix exigés, donc un maximum de 20 %) dans des revues classées dans la moitié supérieure de la base de données SCImago.
L’alternative serait d’accepter qu’en France les candidats aux postes de professeurs, eux qui auront la responsabilité de former les étudiants en tenant compte des dernières connaissances scientifiques, pourraient être recrutés (à vie) en n’ayant publié que dans les revues les moins reconnues de leur discipline.
Le monopole de l’humanisme
On hurle à la bibliométrie comme au loup. Mais ce critère imparfait a le mérite de mettre en avant des revues ayant un lectorat large, donc une plus grande exposition à la critique scientifique, en dehors d’un alignement doctrinal particulier. Elisabeth Roudinesco se fait l’écho de la lettre de démission de trois collègues, selon qui ce type de mesure est la marque d’une « évolution scientiste de la psychologie » qui rend impossible « une approche dynamique et humaniste ».
Il nous semble que l’évolution de l’enseignement de la psychologie clinique à l’université va dans le sens d’un plus grand pluralisme
Nous n’épiloguerons pas sur la question de savoir qui aurait le monopole de l’humanisme – c’est une question qui concerne chaque thérapeute, dans sa relation avec ses patients. En revanche, nous croyons que tous les étudiants de psychologie ont droit à une formation à la recherche clinique de bon niveau, au contact avec les pratiques internationales.
Laisser croire qu’une phalange scientiste aurait pris le contrôle du CNU dans le but d’éliminer la psychanalyse ne tromperait pas grand monde au sein de la communauté des psychologues universitaires. La psychanalyse est actuellement son propre meilleur ennemi.
S’arc-boutant sur des positions extrêmes, la tentation est forte de caricaturer le monde extérieur. Cela ne profitera qu’à ceux dont les carrières sont faites, mais pas aux jeunes en formation, qu’ils se destinent à l’enseignement et à la recherche ou à la pratique clinique. Pour eux, et surtout pour les patients atteints de troubles mentaux, nous devons maintenir ferme l’idéal d’une formation de haut niveau, ouverte et capable de se remettre en cause.
Jérôme Sackur est directeur d’études au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (CNRS/EHESS/ENS), membre du Conseil national des universités (CNU).
Joel Swendsen est directeur de recherche, CNRS, directeur d’études cumulant, Ecole pratique des hautes études, membre senior de l’Institut universitaire de France, membre du Conseil national des universités (CNU).
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