Les assistants familiaux sont de moins en moins nombreux pour héberger les mineurs sous mesures de protection. Les départements peinent à recruter.
Elle essaie de compter sur ses mains. Très vite, ses longs doigts diaphanes ne suffisent plus. « Une bonne quarantaine », se résigne à chiffrer Typhaine L., 54 ans. Derrière les chiffres, il y a ces enfants que la justice a décidé de séparer de leur famille pour les placer chez elle, dans son petit pavillon francilien à la façade jaune citron. Parfois pour quelques semaines, la plupart entre un et quatre ans, l’un jusqu’à sept années.
Des bambins laissés dans leur berceau comme des « poupées de chiffon », des handicapés mentaux ou physiques, des enfants de famille sans le sou, des violés, des battus, des « petits puants qui ont grandi comme des animaux », et même un enfant de parents partis faire le djihad… Un inventaire à la Prévert de « ses abîmés », comme Typhaine L. aime à les appeler. « Parce qu’un abîme, ça donne l’idée du gouffre dans lequel ils ont grandi. » Et son rôle à elle, depuis vingt-deux ans, c’est de « les élever. Littéralement, les tirer un peu vers le haut ».
C’était, du moins. Depuis quatre mois, la maison de Typhaine L. n’a jamais été aussi calme. Son menuisier de mari, Philippe L., lui a posé un ultimatum : « C’est les enfants d’accueil ou notre famille. »C’est qu’il « n’en pouvait plus » de voir son épouse, par ailleurs mère de trois enfants devenus grands, « s’épuiser et se tuer à petit feu ». « Depuis cinq ans, tout est devenu plus dur », concède cette petite femme menue, mais qui n’a pas besoin d’élever la voix pour en imposer. « Trop dur pour que je ne fasse pas au moins une pause. »
« Tout le monde est à l’épuisement »
Dans son département d’Ile-de-France, « tout le monde est à l’épuisement », reconnaît l’assistante familiale — un métier professionnalisé en 2005, avec un diplôme d’Etat à équivalence CAP distinct de celui des assistantes maternelles. Sur le dernier semestre, plus de 120 des 650 « assfam » du département ont quitté la profession, pour changer de carrière ou partir à la retraite. Une centaine devrait en faire de même dans les prochains mois.
Partout en France, c’est la même pénurie. Dans les entrefilets des quotidiens régionaux, on ne compte plus les campagnes de recrutements. Selon l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED), ils étaient 38 300 en 2015 à accueillir des enfants au titre de la protection de l’enfance, contre environ 50 000 en 2012. La même année, la moitié des mineurs et jeunes majeurs confiés àl’Aide sociale à l’enfance (ASE) étaient hébergés en famille d’accueil, soit 75 000 concernés. Un chiffre en constante augmentation. Mais dans une profession où les trois quarts des effectifs ont entre 55 et 65 ans, « on disparaît en silence », résume Sabine Carme, présidente du Syndicat professionnel des assistants familiaux.
« Tout est toujours une question de budget », juge celle qui exerce depuis vingt ans. Les départements ne s’y trompent pas : l’accueil chez des particuliers est 30 % moins cher que le placement en établissement. Le salaire mensuel de base est de 1 171 euros brut par mois pour le premier enfant, 1 854 euros pour deux enfants et 2 537 euros pour trois — certains départements se montrant toutefois plus généreux. Sabine Carme regrette ainsi qu’on « pousse à un remplissage forcé au détriment de la qualité de l’accueil, de l’équilibre des enfants comme des adultes ». Jamais la profession n’a été autant touchée par les arrêts maladie, les accidents de travail, les divorces et démissions, alors que les cinq semaines de congés ne sont souvent pas prises faute de relais.
A ce salaire s’ajoutent certes des remboursements de frais pour pourvoir aux besoins des enfants. « Mais c’est le strict minimum : un euro pour le petit déjeuner, quatre euros pour le midi et pour le soir, un euro de goûter », raconte Sophie J., 42 ans. Amener les enfants au cinéma, payer des serviettes hygiéniques à une ado : « C’est sur nos propres deniers. » « Et évidemment qu’on le fait, parce qu’on veut des enfants épanouis, le système entier tient là-dessus », soupire Sophie J., qui part aussi en vacances avec « la marmaille braillante ».
« Les enfants sont de plus en plus broyés »
Chez Liam* et sa femme, qui exercent aussi en couple, il y a en ce moment cinq enfants à la maison, de 4 à 18 ans. C’est allé jusqu’à dix, « pendant l’été ou à Noël, quand c’est panique à bord pour trouver des hébergements », raconte cet ancien militaire, lui-même fils d’un « petit gars de la DDASS ». Les éducateurs des enfants, chargés de plus en plus de dossiers, sont de moins en moins présents. Un soir, une adolescente tout juste arrivée, « du type capuche-casquette-bras-croisé », fait une tentative de suicide dans sa chambre. « On a dû foncer à l’hôpital, l’éducatrice n’a appelé qu’une semaine après », raconte Liam*, qui a « assez d’anecdotes du genre pour écrire un bouquin ».
Tous décrivent un métier qui s’est aussi durci parce que « les enfants sont de plus en plus broyés », résument Christophe et Sylvie, qui exercent en Bretagne. Une adolescence « de plus en plus tôt », des enfants sortis de plus en plus tard – « pour ne pas dire souvent trop tard » – de leur famille par mesure d’économies. La drogue, l’alcool, les addictions en tout genre – jusqu’à boire les bouteilles de parfum ou se shooter au déodorant. De plus en plus de violences, « des cas qui relèveraient souvent de la psychiatrie mais qu’on met chez nous faute de place », décrit ce couple pourtant devenu, fort de son expérience, famille d’accueil pour adolescents réputés difficiles.
Surtout, il y a « une sexualité exacerbée, notamment par la pornographie », notent cet ancien ingénieur et cette ancienne comptable. « Les filtres ont sauté, on s’est retrouvés avec un jeu de la biscotte [un jeu sexuel particulièrement humiliant] organisé par un enfant de 11 ans », se souvient Christophe. Eux ont même dû renoncer à la mixité – « on a eu des jeunes filles qui se prostituaient pour une cigarette ». « Il faut savoir dire qu’on n’y arrive pas », reprend Christine.
« Si tu me fais chier, je te fais perdre ton boulot »
Derrière cet enjeu, il y a aussi, souvent, le souci de protéger le foyer. Chez Liam, depuis janvier, il y a une adolescente de 16 ans, provocante et qui « ment souvent ». « Elle peut foutre en l’air toute notre famille, et elle en a conscience. » Une fois, elle lui a dit : « Si tu me fais chier, je te fais perdre ton boulot. »
Cette « épée de Damoclès » de voir tout s’arrêter du jour au lendemain, tous la craignent – d’où leur demande d’anonymat, car « quand un assistant familial ose se plaindre, on lui retire les enfants », explique Françoise M. C’est d’ailleurs pour ça qu’en théorie ces professionnels ont pour consigne de ne « pas s’attacher » aux enfants. « Il faudra qu’on m’explique un jour. Je suis pas une poêle en Téflon sur qui tout glisse », s’insurge Françoise M., qui ne conçoit pas qu’on fasse ce métier « sans amour ». « Notre fil rouge, c’est simplement de leur redonner confiance dans l’adulte », résume-t-elle.
Reste que pour cela, il faudrait aussi être davantage reconnu et intégré dans le parcours éducatif de ces jeunes. La plupart des assistants familiaux n’ont pas accès aux dossiers de ceux qui vivent chez eux. « C’est souvent les jeunes eux-mêmes qui nous racontent leur passé ou leur maladie », explique Andrée L., assistante familiale dans le Vaucluse. « On ne peut pas anticiper », déplore cette quinquagénaire, qui rappelle que la formation initiale ne comprend que soixante heures. Elle se dit « désespérée que dans des guéguerres de “qui-gère-quoi” et “qui-a-du-pouvoir-sur-qui”, on ne pense plus à l’intérêt de l’enfant ».
« Intermittent du social »
Même pour le passage annuel devant le juge, les assistants familiaux n’ont pas le droit d’être présents. « On les emmène, on attend sur un banc dehors, alors que les parents biologiques, l’éducateur qui le voit une heure de temps en temps, tout le reste du monde est là », déplore Patrick F., 46 ans, qui se dit « écœuré d’être toujours l’intermittent du social ». « Nous qui les accompagnons au quotidien, les voyons grandir, qui les veillons quand ils sont malades, nous n’avons pas de mot à dire sur leur évolution », poursuit-il.
« Il faudrait avoir le courage de dire que la protection de l’enfance est à bout de souffle », résume Sabine Carme, du Syndicat professionnel des assistants familiaux. « Avant, ce métier était majoritairement féminin et pauvre, souvent isolé dans le secret des familles », rappelle-t-elle. « Il va falloir qu’on s’organise pour faire reconnaître notre rôle. »
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