Les Irlandais se prononcent par référendum, vendredi, sur l’abrogation d’un amendement à la Constitution interdisant l’IVG.
D’emblée, Gerry Edwards, 47 ans, complet veston gris et coupe en brosse, plante ses yeux dans les vôtres. Il sait que son récit va vous faire frémir. Presque autant que la glaçante sérénité qu’il parvient à conserver en racontant le drame vécu avec son épouse, Gaye. « Notre première grossesse », dit-il joliment. Un moment de sa vie déjà ancien mais ineffaçable, qu’il a transfiguré en argument de campagne pour le référendum sur l’avortement en Irlande, prévu vendredi 25 mai.
Il a choisi le bar le plus impersonnel qui soit, dans un grand hôtel de Dublin, pour dévoiler l’histoire la plus intime qui soit. Dehors, le Grand Canal et ses péniches donnent à ce quartier de la capitale irlandaise des allures d’Amsterdam. Mais déjà, l’affable courtier en assurances vous transporte sur la route de Belfast, en Irlande du Nord, en ce terrible mois de février 1999.
« Surveiller cette grossesse, c’est tout ce que nous pouvons faire dans le cadre légal de ce pays »
Quelques jours plus tôt, alors que Gerry et Gaye se réjouissaient d’avoir trouvé une crèche pour l’enfant à venir, le médecin qui pratiquait une échographie de contrôle sur la jeune femme dans une clinique de République d’Irlande a fait passer le couple avec ménagement dans une sorte de salon, « la salle des mauvaises nouvelles ». Le bébé se développait sans cerveau, il ne vivrait pas. « Il ressemblait à E.T. », parvient à articuler le père. Mais on était en Irlande. « Surveiller cette grossesse, c’est tout ce que nous pouvons faire dans le cadre légal de ce pays », a murmuré le médecin avant de les laisser à leur désarroi.
A l’époque, la frontière entre les deux Irlandes existait encore. Lorsqu’un policier britannique en gilet pare-balles lui a demandé où ils se rendaient, Gerry Edwards se souvient avoir ressenti, en mentant, le sentiment que lui et sa femme étaient « abandonnés et jugés » par leur propre pays et, tels des réfugiés médicaux, « obligés de le fuir pour recevoir des soins » côté nord-irlandais – donc britannique.
A Belfast, l’avortement n’est guère plus légal qu’à Dublin, mais un hôpital a accepté de « provoquer l’accouchement » à vingt-deux semaines de grossesse. Peu après leur retour chez eux, un coursier a sonné. C’étaient les cendres du fœtus, dans un paquet de la poste. « Nous oscillions entre le chagrin et la peur de la loi. Nous ne savions même pas qu’il y avait eu une crémation », confie Gerry, aujourd’hui père de quatre enfants.
« Difficile d’ignorer le problème »
En 1983, la très catholique République d’Irlande a sanctuarisé l’interdiction de tout avortement en incluant dans sa Constitution un 8e amendement destiné à protéger « l’enfant à naître » [unborn child] au nom de son droit à la vie « égal à celui de la mère ». Conséquence : pas question d’avorter pour une future maman portant un bébé atteint de malformation, ni d’administrer certains traitements à une malade enceinte, ni de pratiquer une interruption volontaire de grossesse (IVG) sur la victime d’un viol ou d’un inceste.
Seule l’abrogation du fameux 8e amendement, si elle est approuvée le 25 mai, pourrait mettre fin aux drames qui secouent le pays et au calvaire des femmes condamnées à un choix absurde : mener à terme une grossesse non désirée, partir à leurs frais dans une clinique britannique ou commander sur Internet une pilule abortive. La loi qui serait alors débattue permettrait des IVG jusqu’à douze semaines, puis, sur autorisation médicale, jusqu’à vingt-quatre si la santé de la femme est en grave danger, et sans limite de temps en cas d’anomalie fœtale.
Ces jours-ci, chaque réverbère des villes irlandaises porte des affiches pour ou contre le 8e amendement. Les « Repeal the 8th » (« Abrogeons le 8e ») répondent au « Save the 8th » (« Sauvons le 8e »). « L’avortement était absolument tabou, aujourd’hui il est absolument partout », résume Rita Harrold, 28 ans, une militante féministe qui a eu le courage de raconter publiquement son expérience d’IVG. Moyennant 90 euros, elle a commandé sur le site Womenonweb des pilules abortives expédiées d’Inde et réceptionnées à Belfast pour déjouer la douane de son pays. Chaque année, entre 1 500 et 2 000 Irlandaises recourent à ces pilules illégales sans possibilité de suivi médical. En outre, 3 265 femmes ont dû quitter l’île en 2016 pour aller avorter à Liverpool ou à Londres. Avec quelque 5 000 IVG au total pratiquées de fait dans un pays où il est illégal et puni de quatorze ans de détention, « il devenait difficile d’ignorer le problème », constate Rita Harrold.
L’argument dominant de la compassion
Dans la campagne du référendum, il n’est pas question de revendiquer un quelconque « droit ». C’est ainsi : en Irlande, l’avortement a toujours été lié non pas à la libre disposition de leur corps par les femmes, mais à leur santé mentale, au risque de suicide, au viol et aux anomalies fœtales. « J’ai neuf semaines, je baille et je donne des coups de pied. Ne me supprimez pas », proclame un fœtus sur l’une des affiches du « no ».
« L’Eglise a tout fait pour rendre impensable le lien entre l’IVG et les conditions de vie des femmes, cela laisse des traces »
A la surprise de l’observateur étranger, l’essentiel de la campagne porte non pas sur la possibilité de mettre fin à une grossesse non désirée (98 % des avortements) mais sur les grossesses pathologiques ou résultant d’un viol. « L’Eglise répète depuis quarante ans que le fœtus est un être humain qui a des droits, analyse Linda Hogan, professeur de théologie au Trinity College de Dublin. Elle a tout fait pour rendre impensable le lien entre l’IVG et les conditions de vie des femmes, cela laisse des traces. Si la campagne du oui était centrée sur le droit des femmes, elle ne gagnerait pas. » D’où l’argument dominant de la compassion : à l’égard de « l’enfant à naître » du côté des anti-IVG, à l’égard de la femme violée ou portant un enfant anormal, comme dans le cas de Gaye Edwards, du côté du « yes ».
Dans le vaste bureau de Rhona Mahony, directrice du National Maternity Hospital (NMH), l’une des principales maternités de Dublin, équipée pour les grossesses difficiles, les dessins de nounours et de petits lapins côtoient les photos de nouveau-nés superbes sur des cartes de remerciements. « Toute ma vie est vouée à sauver des bébés, mais mon métier consiste aussi à prendre des décisions difficiles, dit cette élégante quadragénaire, figure brillante de la campagne du « yes ». Or aujourd’hui, une femme doit être mourante pour que je sois autorisée à interrompre sa grossesse. »
Le docteur Mahony énumère les drames des années passées – en 1992, une adolescente violée à laquelle une IVG fut refusée ; en 2007, le voyage en Angleterre interdit à une femme enceinte d’un enfant souffrant d’anencéphalie ; en 2010, le refus de traiter une autre femme enceinte atteinte d’un cancer –, qui ont abouti à la loi de 2013, actuellement en vigueur. Ce texte n’autorise l’IVG qu’« en cas de risque réel et substantiel pour la vie » de la femme, une notion juridique floue, inadaptée à la réalité médicale. Seuls cinq avortements ont été pratiqués en 2017 au NMH. « Si je vous dis que vous avez 20 % de risques de mourir en continuant cette grossesse, vous pouvez me dire que c’est inacceptable, mais je dois vous répondre : “Non, ça va, on continue”. »
Autorité médicale en Irlande, la patronne du NMH tolère mal de devoir « risquer la vie d’une mère pour faire naître un enfant qui ne pourra pas vivre » et, plus généralement, « prendre des décisions complexes sur la santé d’une femme sous la menace d’une peine de quatorze ans de prison ». L’obstétricienne ne supporte plus de « ne pas pouvoir aider » les couples auxquels elle vient d’annoncer, « après avoir respiré très fort », que leur bébé ne va pas vivre.
« Notre honte sur la scène internationale »
Un drame a aidé ses compatriotes à prendre un tournant sur l’avortement : la mort en couches, en 2012, à l’hôpital universitaire de Galway, de Savita Halappanavar. Cette dentiste de 31 ans s’était vu refuser une IVG en dépit d’une rupture précoce de la membrane. Une septicémie fulgurante l’a emportée. C’en était trop pour un pays déjà largement émancipé de la tutelle morale de l’Eglise catholique, surtout depuis les scandales à répétition : pédophilie de prêtres, révélations sur la vente des bébés des filles-mères exploitées par des religieuses dans les années 1950, découverte d’un charnier d’enfants au couvent de Tuam. « L’avortement est devenu comme l’albatros de Baudelaire, un sujet qui suit les Irlandais partout, notre honte sur la scène internationale, incompatible avec le pays, moderne, éduqué et tourné vers l’avenir que nous sommes », estime Ailbhe Smyth, longtemps professeure de français à l’université et tête pensante de la campagne Ensemble pour le oui.
La stratégie méthodique du mouvement « pro-choix » a d’abord consisté à faire sortir le pays du déni et du silence en encourageant des femmes à témoigner. En la matière, l’Irlande revient de loin. Longtemps illégaux, les numéros de téléphone des hôpitaux anglais accueillants étaient scotchés dans les toilettes des dames. « Avoir un problème », « aller en Angleterre », « prendre le bateau », « grossesse de crise »… Roisin Ingle énumère les euphémismes façonnés pour éviter « le mot en A » si rarement prononcé. En 2015, cette journaliste à l’Irish Times, connue pour la franchise de ses chroniques, a mis en marche la société irlandaise en révélant qu’elle avait choisi d’avorter quinze ans plus tôt.
« L’idée que les femmes peuvent disposer de leur corps est encore considérée comme extrémiste »
« Les femmes qui tombent enceintes au mauvais moment, on n’en parlait jamais, alors qu’elles sont la grande majorité. Elles sont considérées comme irresponsables et maladroites, témoigne Roisin Ingle. L’idée que les femmes peuvent disposer de leur corps est encore considérée comme extrémiste. Les Irlandais n’en sont pas là. Ils sortent de décennies de lavage de cerveau par l’Eglise. » A côté d’elle, sa mère Ann, 79 ans, pimpante mamie aux cheveux gris courts, lui apporte son soutien. En 2017, elle a témoigné à son tour de son recours à une faiseuse d’anges, en 1960, dans une rue isolée de l’East End londonien. C’était, sourit-elle, après sa rencontre avec « un superbe Irlandais du nom de Peter », qui devint, plus tard, le père de ses « huit magnifiques enfants, dont Roisin ».
« Quatre semaines de brouillard »
Après son propre « coming out », la comédienne Tara Flynn, 49 ans, a perdu des contrats. Mais dans la rue, « des femmes m’ont pris le bras en pleurant », raconte cette humoriste. Nul pathos dans le récit de son expérience, en 2006, dans une clinique néerlandaise. « Je fais partie des chanceuses : j’avais une carte de crédit. »
Badge « Tà » (« oui », en gaélique) bien en vue sur son manteau rose pâle, Lucy Watmough avait 20 ans, mais pas la pièce d’identité nécessaire pour l’Angleterre lorsqu’elle a choisi l’IVG. Son médecin ne lui en avait pas mentionné la possibilité. Elle n’en a rien dit à sa mère, « de peur qu’elle ne me juge et tente de me dissuader ». Aujourd’hui, dans un salon de thé branché de Dublin, elle raconte « les quatre semaines de brouillard, les envies de vomir », en 2015, en attendant la confection d’un passeport, puis la solitude de l’aéroport au petit matin et l’impression d’être dévisagée parce que « tout le monde sait ce qu’une jeune Irlandaise voyageant seule part faire à Londres ». Lucy Watmough a mis un an pour en parler, d’abord sur Facebook, puis dans des meetings « pro-choix ». Elle ne s’arrêtera pas, affirme-t-elle. Pas tant que des filles de 16 ans sans moyens seront livrées à elles-mêmes. Pas « avant que ce scandale ne cesse, car je veux avoir un jour une fille libre de ses choix ».
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