La chronique de Roger-Pol Droit, à propos de « Philosophie de la prostate », de Philippe Petit.
LE MONDE DES LIVRES | | Par Roger-Pol Droit
Philosophie de la prostate, de Philippe Petit, Cerf, « Idées », 264 p.
Michel Foucault n’a rien écrit sur la prostate. Anodine anecdote ? Sûrement pas. Parce que, en quatre volumes d’Histoire de la sexualité, au fil de dix années d’une enquête sans pareille scrutant la chair, le désir, les représentations de la jouissance, ne pas avoir un seul mot, nulle part, pour une glande masculine qui est vitale, centrale, cruciale – n’est-ce pas fort étonnant ? Or ce silence n’est pas le fait de ce penseur en particulier. De la prostate, il ne fut question en philosophie. Pénis, phallus, érection, oui. Vulve, vagin, clitoris, évidemment. Ovaires ? Parfois. Prostate, jamais ! « Die Prostata-Frage » (« La question de la prostate ») n’est le titre d’aucun traité métaphysique.
C’est en littérature qu’elle fait son entrée, somme toute récemment, avec Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, de Romain Gary (Gallimard, 1975), Exit le fantôme, de Philip Roth (Gallimard, 2009), ou L’Ablation, de Tahar Ben Jelloun (Gallimard, 2014). Ces récits, et quelques autres, retracent les affres et méditations de la post-maturité masculine. Narrer son cancer de la prostate est presque devenu un genre littéraire. Le transformer en exercice philosophique était un défi qui restait à relever.
Philippe Petit y parvient allègrement, avec cette étonnante Philosophie de la prostate, bel essai en forme de journal de bord. Le texte se révèle tour à tour méditatif, digressif, aigu, passe sans crier gare de la panique à l’ironie, du récit intime à la réflexion. Son auteur, journaliste et philosophe, est un lecteur boulimique et une plume acérée.
Son essai mêle souvenirs de Mai 68 et consultations à Cochin, résultats de d’analyses et ruminations pascaliennes, avec brio, dans un tourbillon de références où s’entrecroisent et se répondent, comme autant de souvenirs de lectures ou de rencontres, Cabanis et Zizek, Canguilhem et Gombrowicz, Deleuze et Dagognet, sans oublier Diderot, Hegel et Maine de Biran.
L’énigme du corps malade
Le ton est libre, la réflexion ouverte, mais le désordre n’est qu’apparent. Car plusieurs lignes de force donnent leur cohérence à ces pages intenses. D’abord la nécessité – impérieuse mais inaccessible – de donner un sens à ce qui vous tombe dessus, d’un seul coup, tout en venant de loin, en cheminant peut-être depuis toujours. S’y ajoute la sidération d’avoir à penser le corps quand la maladie frappe : avant, il fonctionne en silence ; soudain, il devient une énigme. S’impose également l’obligation de concevoir et de subvertir le « masculin » : au moment où il risque de disparaître, il est à repenser, et s’esquive.
Ces différents fils renvoient les uns aux autres, tissant à mesure une réflexion plus aiguë sur les relations actuelles entre médecins et patients, entre savoir collectif et choix individuel. Ce qu’explore en effet Philippe Petit, par le récit et par l’analyse, c’est l’écart qui se creuse entre une médecine de plus en plus « objective », sûre d’elle-même, de ses diagnostics et de ses protocoles, et le patient dont elle entretient l’autonomie des choix, donc la subjectivité la plus grande. « Voilà nos avis et nos traitements possibles – à vous de décider », disent en substance les praticiens, laissant le sujet choisir d’être opéré ou non.
Ancrée dans une histoire personnelle, cette méditation sur le corps masculin est aussi une réflexion sur le temps, la finitude et le soin.
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