Pour l’anthropologue Sherry Turkle qui a étudié nos relations avec les nouvelles technologies, nous sommes aveuglés par une passion pour ce réseau social.
LE MONDE | | Par Sherry Turkle (Professeure au Massachusetts Institute of Technology)
Tribune. J’étudie l’attitude des Américains envers les réseaux sociaux depuis leur apparition. Dès le début, un fort lien s’est noué entre les réseaux sociaux et les Américains qui avaient soif de relations sans engagement. Grâce à ces technologies, nous sommes toujours ensemble, mais seuls, protégés par la distance qui nous sépare des autres.
Avec le temps, ce lien a donné lieu à une véritable histoire d’amour : quand ce que les réseaux sociaux réclamaient était contraire aux valeurs défendues de longue date par le peuple américain – le droit à la vie privée et au contrôle des informations nous concernant –, nous avons fermé les yeux.
A ses débuts, Facebook projetait une image remarquablement américaine. Avec « Je partage donc je suis » pour doctrine, Facebook collait parfaitement au désir qu’ont les Américains de se présenter aux autres tels qu’ils voudraient paraître, et qui s’efforcent ensuite du mieux qu’ils peuvent de devenir ces personnes-là. Nous prêchons l’authenticité, mais nous contrôlons étroitement notre image.
Autosurveillance
A travers cette culture de la performance permanente est apparu un fantasme de maîtrise parfaite. Les utilisateurs de Facebook, quoiqu’on ait pu leur dire, imaginaient pouvoir contrôler qui consultait leur profil, et qui avait accès à leur monde. Fiction collective en quelque sorte, car on commençait à savoir que cela n’était pas vrai. La façon dont fonctionnait Facebook, le modèle économique qui avait rendu les réseaux sociaux lucratifs n’étaient plus que des secrets de polichinelle.
Si c’est gratuit pour vous, c’est simplement parce qu’on vous a acheté, virtuellement, corps et âme. Facebook n’a été gratuit que parce qu’il vendait ce que ses usagers disaient d’eux-mêmes. Peu importe la manière dont étaient configurés vos paramètres de confidentialité, les données personnelles restaient pour Facebook des choses à vendre.
J’ai pu observer comment les Américains, comprenant petit à petit le mécanisme, cherchaient en même temps des moyens de ne pas le voir ou de ne pas se sentir concernés
Dans mes recherches, j’ai pu observer comment les Américains, comprenant petit à petit le mécanisme, cherchaient en même temps des moyens de ne pas le voir ou de ne pas se sentir concernés. « Qui pourrait bien s’intéresser à moi et à ma petite vie ? », me disait un jour un adolescent qui grandissait dans ce nouveau régime de surveillance.
Une lycéenne m’avoua qu’elle était heureuse de ne pas avoir d’opinions politiques tranchées parce qu’elle savait bien que Facebook et Google sauvegardaient chacune de ses recherches et chacun de ses messages, et qu’elle ne voulait pas que son avenir soit compromis à cause d’un profil clivant. Cela pourrait ruiner ses chances d’intégrer la faculté de droit ou une école supérieure, ou encore de trouver un bon emploi. Les réseaux sociaux l’ont empêchée de s’engager politiquement comme le panoptique décrit par Michel Foucault décourageait ses résidents d’exercer leur libre arbitre.
Dans l’architecture circulaire du panoptique, où chacun se sent observé par celui qui serait au centre du dispositif, il est inutile que quelqu’un soit réellement placé au centre pour surveiller. Il suffit juste que les autres pensent que ce peut être le cas. L’architecture s’occupe à elle seule de la répression.
Aujourd’hui, si des applications peuvent publier ce que vous regardez, ce que vous lisez ou communiquez, alors la technologie elle-même empêche la liberté de pensée. On peut feindre de l’ignorer en se répétant que ce n’est pas le but de la technologie, mais Foucault nous a montré qu’une société qui impose l’autosurveillance n’est pas moins autoritaire que celle qui poste des officiers de police à tous les coins de rue.
Malgré tout, la plupart des Américains ont continué de vouloir croire que les réseaux sociaux servaient la bonne cause, qu’ils servaient ce récit voulant que la technologie renforce la démocratie. C’est l’histoire que nous ont racontée les Pères fondateurs des technologies et c’est l’histoire que les Américains aiment à se répéter.
« Vous avez zéro vie privée »
Voilà le cadre dans lequel s’inscrivent les récentes révélations sur la campagne électorale de Donald Trump. La société britannique Cambridge Analytica a réussi à accéder à 87 millions de profils sans autorisation afin de soutenir la candidature de Donald Trump. On a également appris que John Bolton, le tout nouveau conseiller à la sécurité nationale du président, avait eu recours aux services de Cambridge Analytica en 2014 et savait qu’il achetait ainsi des profils Facebook. Quelle leçon peut-on tirer de tout cela ?
Nous savons à présent que les applications intégrées à Facebook n’ont jamais eu à rendre de comptes lorsqu’elles utilisaient nos données au-delà de ce qui était autorisé. On les avisait simplement de la transgression en leur demandant de faire mieux à l’avenir. Lorsque des lanceurs d’alerte fournissaient la preuve d’une violation des politiques de confidentialité, on les invitait à regarder ailleurs, quand on ne leur demandait pas simplement de quitter l’entreprise.
Prétendre le contraire aurait été admettre que le pacte avec ses usagers avait été rompu. Parce que Facebook est une entreprise qui vit des confessions de ses utilisateurs, il doit nous faire croire à son mythe, qui prétend que les utilisateurs de Facebook peuvent décider qui aura accès à leurs secrets. Ce discours ne prend plus désormais et tant mieux. Cette entreprise n’a jamais vraiment essayé de protéger le droit à la vie privée et de donner à ses utilisateurs un réel pouvoir de contrôle de leurs données. Au contraire, elle a décrit son propre intérêt comme un progrès inévitable (la confidentialité est impossible, une valeur d’antan).
« De toute façon, vous avez zéro vie privée, déclarait en 1999 le PDG de Sun Microsystems, Scott McNealy. Tournez la page ! » En 2009, le PDG de Google, Eric Schmidt, déclarait, lors d’une interview à la BBC : « S’il y a quelque chose que vous ne souhaitez pas que les gens sachent, peut-être devriez-vous déjà commencer par ne par le faire. »Et, toujours en 2009, Mark Zuckerberg nous expliquait qu’en se débarrassant de certains paramètres de confidentialité, Facebook ne faisait rien de bien grave. La confidentialité appartenait déjà à l’histoire : une norme sociale, jadis nécessaire, mais plus tellement aujourd’hui, et qui devait tout simplement « évoluer avec son temps ».
Pour une action politique
Zuckerberg a fait ces déclarations au moment même où Facebook changeait ses paramètres de confidentialité, rendant possibles des situations comme celle où nous plonge Cambridge Analytica. Depuis lors, on ne peut plus empêcher l’entreprise de vendre nos données à des applications.
Simplement parce que l’on a grandi avec Internet, comme c’est le cas de la jeune génération, il faudrait croire qu’Internet a grandi aussi ? Ce n’est pas le cas. Il en est encore à ses balbutiements. Il est grand temps pour nous de considérer que c’est à nous de le façonner, afin qu’il réponde aux finalités que nous lui aurons fixées. Il est important qu’on le régule. Il est important qu’on lui inculque les normes politiques et éthiques du monde dans lequel nous voulons vivre et qui n’accompagnent pas nécessairement les progrès que la technologie rend possibles.
« Les Américains sont tombés fous amoureux des réseaux sociaux et, comme tous les jeunes amants, ils ont voulu vivre leur passion, sans trop discuter »
Ce qu’il faut retenir, c’est que nous sommes des consommateurs-citoyens et qu’à ce titre il nous revient d’agir pour que les réseaux sociaux puissent servir à des fins démocratiques. Ces fins doivent déjà correspondre aux valeurs qui animent la vie démocratique : la transparence, la propriété des données par le consommateur et une politique de confidentialité parfaitement transparente.
Les Américains sont tombés fous amoureux des réseaux sociaux et, comme tous les jeunes amants, ils ont voulu vivre leur passion, sans trop discuter. Mais le temps est venu de prendre la parole. Et le temps est venu d’adopter une attitude plus constructive et plus volontariste à l’égard des grandes avancées technologiques de notre temps. Seule une action politique pourra faire en sorte qu’elles permettent la libre expression et renforcent notre empathie.
(Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria)
Sherry Turkle occupe la chaire Abby Rockefeller Mauzé d’études sociales des sciences et de la technologie au Massachusetts Institute of Technology. Elle est notamment l’auteure de Reclaiming Conversation : The Power of Talk in a Digital Age (non traduit, Penguin, 2015) et Seuls ensemble : de plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines (L’Echappée, 2015)
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