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jeudi 2 novembre 2017

« La révolution néolithique n’a pas de comparaison dans l’histoire »

Pour l’archéologue Jean-Paul Demoule, l’invention de l’agriculture et de l’élevage est une révolution sans égale pour l’humanité. Une période pourtant reléguée au second plan

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Propos recueillis par 

Spécialiste du néolithique et de l’âge du fer, Jean-Paul Demoule est archéologue et professeur émérite à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il a présidé l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) de sa création en 2002 jusqu’en 2008.

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Dans votre dernier ouvrage, « Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire » (Fayard, 320 p.), vous expliquez le rôle fondamental, pour l’histoire de l’humanité, de la révolution néolithique. Qu’est-ce au juste ?

C’est le fait que l’homme, au lieu de ramasser des fraises des bois et de chasser des lapins, a décidé de prendre le contrôle d’un certain nombre d’animaux et de plantes. Donc d’inventer l’agriculture et l’élevage. Ce qui a permis la sédentarité et provoqué un boom démographique parce que, en moyenne, les chasseuses-cueilleuses ont un bébé tous les trois ou quatre ans tandis que c’est tous les ans pour les agricultrices – même si une partie des enfants meurent en bas âge.

Cela explique qu’en dix mille ans on est passé de quelques centaines de milliers d’humains, qui, sur la planète, vivaient dans des petits groupes de 20 ou 30 personnes, aux masses humaines de bientôt 9 ou 10 milliards d’individus. Tout le reste découle de cet événement : la révolution industrielle, la révolution numérique n’en sont que les conséquences à moyen terme. C’est ce qui fait que cette révolution néolithique n’a pas de comparaison dans l’Histoire.

L’invention de l’agriculture et de l’élevage, c’est aussi le passage à un rapport différent avec la nature…

Les chasseurs-cueilleurs se sentent immergés dans la nature. Quand on va tuer un animal, on demande l’autorisation à l’animal ou aux esprits des animaux, et quand on veut ­exprimer sa vision du monde, on le fait aussi au travers des animaux, comme on le voit dans les grottes ornées. Devenir éleveur, cela suppose un renversement radical de cette ­vision du monde, comme s’extraire de la ­nature : les chasseurs-cueilleurs avaient bien domestiqué le chien à partir du loup, mais c’était plutôt pour une sorte d’association ­gagnant-gagnant, ce qui n’est pas le cas dans une domes­tication pour la viande.


Pour les humains qui les pratiquent, ­l’agriculture et l’élevage ont pourtant un coût important. N’est-ce pas paradoxal ?

C’est l’idée de l’ethnologue américain Mar­shall Sahlins, qui a écrit dans les années 1970 un livre intitulé Stone Age Economics, dont le titre en français est Age de pierre, âge d’abondance [Gallimard, 1978]. Il dit que, d’après les observations ethnographiques, les chasseurs-cueilleurs mettent trois heures par jour pour acquérir leur nourriture. Ils ont la semaine des 21 heures… Ce sont au fond les seules sociétés d’abondance car c’est beaucoup plus pénible d’être agriculteur.

Le problème c’est que, une fois qu’on a basculé dans l’agriculture, c’est très compliqué de revenir en arrière parce que, comme cela a été le cas en Europe par exemple, vous avez déboisé la forêt, vous avez diminué progressivement le nombre d’animaux sauvages, vous n’avez pas de blé ou d’orge à l’état naturel – ce sont des céréales que vous avez importées du Proche-Orient – et la population a augmenté. Les cas de retour en arrière que l’on a sont très limités.

Quelles sont les conséquences de l’invention de l’agriculture sur l’évolution des sociétés humaines ?

La première est démographique. Dans un premier temps, ces populations croissantes pratiquent la fuite en avant : le trop-plein se déverse dans de nouveaux territoires. Dans notre région du monde, elles quittent le ­Proche-Orient pour les Balkans vers 6 500 ans avant notre ère. Elles parviennent à l’Atlantique deux mille ans plus tard. A partir de là, ­jusqu’à Christophe Colomb, elles ne pourront pas aller plus loin et seront donc obligées de faire sans arrêt des gains de productivité.

C’est aussi le moment où, archéologiquement, apparaît la violence à grande échelle. Les villages, qui jusqu’alors étaient ouverts, s’installent sur des hauteurs, s’entourent de palissades, de fossés, de murs, de levées de terre. Le nombre de blessures sur le corps augmente, on crée des nouveaux objets qui ne peuvent servir qu’à tuer d’autres hommes. Avec le métal, on invente l’épée, puis, dans un mouvement de course aux armements, le ­casque, la cuirasse, etc.

Au paléolithique, des massacres ont certes pu exister très ponctuellement mais, là, cela devient systématique car, avec des populations plus nombreuses, on a des problèmes de territoire. C’est le long de la façade atlantique qu’apparaissent les monuments mégalithiques qui sont des pyramides en petit, des chambres funéraires pour les chefs. Ces caveaux, faits d’énormes pierres mobilisent toute la communauté pour seulement quelques individus. Ce sont en même temps des marqueurs territoriaux qui disent : « Les ancêtres de mes chefs sont là, ce territoire est à moi. »

Vous venez d’utiliser le mot « chef ». ­­Cette période marque également le passage à des ­sociétés inégalitaires.

Quand on fouille un cimetière du début du néolithique, il n’y a pas de différences notables, dans le mobilier funéraire, entre les individus – si ce n’est des différences en fonction du sexe et de l’âge. Mais plus tard, vers 4 500 ans avant notre ère, on voit apparaître ces monuments mégalithiques où reposent un petit nombre de personnes et dans lesquels on va retrouver des objets qui témoignent d’un statut social à part : des haches en pierre verte venues des Alpes, des perles d’Espagne, etc. Et à l’autre bout de l’Europe, près de la mer Noire, là où on ne peut pas non plus aller plus loin et où la pression est forte, on a les ­fameuses tombes de Varna avec les plus ­anciens objets en or de l’humanité.

Ce n’est pas un hasard si c’est autour du funéraire, de la ­réflexion sur l’au-delà, que l’on a les manifestations les plus fortes des inégalités : on a le sentiment qu’il y a dans l’émergence du pouvoir des gens qui sont capables d’utiliser le surnaturel à leur profit. Si on regarde l’Histoire, les rois de France sont de droit divin, ils sont « sacrés » à Reims, le pharaon fait revenir les eaux du Nil voire le Soleil, et aujourd’hui le président des Etats-Unis prête serment sur la Bible…

Sur le terrain, quelles traces de ces sociétés retrouve-t-on en plus des tombes et des ­nécropoles ?

C’est une période qui a longtemps été négligée par l’archéologie en France parce qu’on avait d’une part le paléolithique avec les grottes peintes, majestueuses, et d’autre part la ­période romaine. Quand j’ai commencé à m’y intéresser, on connaissait peut-être deux ou trois plans de maisons du néolithique pour toute la France. Maintenant on en a des centaines. Ces fouilles demandent des techniques plus adaptées car elles concernent ce qui était des maisons en bois et en terre : au bout de sept mille ans, il ne reste plus au sol que les traces un peu plus sombres de leurs poteaux car tout le reste a disparu.

On a aussi des taches un peu plus grandes qui correspondent aux trous où l’on stockait les céréales, ou à ceux dont on avait extrait la terre pour construire les maisons et qui servaient de dépotoir. On va y trouver les poteries cassées, les outils usés, les ­ossements des animaux consommés. Si on ­tamise finement, on va pouvoir récupérer les graines carbonisées des plantes. Et, si on travaille encore plus finement, on verra au microscope les pollens des plantes qui poussaient autour, soit cultivées, soit sauvages, qui nous donnent une idée du paysage.

Dans votre livre, vous écrivez que ces dix millénaires, qui sont le prélude à l’Histoire, ont été « zappés ». Pourquoi ?

Si vous demandez à quelqu’un dans la rue s’il connaît les hommes préhistoriques, la réponse sera : « Oui, bien sûr : Lascaux, Chauvet, Rahan, La Guerre du feu. » Si vous demandez s’il ­connaît les Gaulois, il vous citera Vercingétorix, Astérix, Alésia, Gergovie. Et si vous demandez ce qu’il y a entre Lascaux et les Gaulois, en général personne ne saura.

Quand on regarde les programmes scolaires, l’arrêté ministériel de 2008 sur le programme d’histoire dit qu’on a étudié à l’école primaire les premiers temps de l’humanité et qu’on n’y reviendra pas au ­collège : on commencera avec les « grandes » ­civilisations. Comme si elles surgissaient comme ça, comme s’il ne fallait pas s’interroger dessus puisque c’est le miracle égyptien ou le miracle grec. Depuis 2016, l’étude des périodes plus anciennes a certes été réintroduite en sixième mais on n’en reparlera plus ensuite.

On refoule en quelque sorte ce passé. Un symptôme : dans n’importe quelle capitale du monde, il y a un grand musée avec l’archéo­logie et l’histoire nationales, mais à Paris, dans le grand musée qu’est le Louvre, palais des rois de France, aucun objet ancien ne vient du territoire parce que les références des élites, depuis la Renaissance, c’est l’Orient, la Grèce et Rome… Napoléon III construit bien un musée des Antiquités nationales mais il est loin, à Saint-Germain-en-Laye. Puisqu’on vide actuellement l’île de la Cité en déménageant le Palais de justice et une partie de l’Hôtel-Dieu, j’essaie de faire avancer l’idée d’y transférer ce musée, en face du Louvre.

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