Vaccins, scandales sanitaires, désinformation… Les Français font de moins en moins confiance au corps médical et à l’industrie pharmaceutique.
LE MONDE | | Par Zineb Dryef
Ça ne l’empêche pas encore de dormir mais certains soirs, de plus en plus souvent, c’est vrai, Olivier passe des heures sur son ordinateur. Il parcourt à n’en plus finir des sites sérieux, ou qui en ont l’apparence, des forums de discussion, des études compliquées en anglais. Quand il passe à table, il parle de ses découvertes à sa femme. Elle l’écoute patiemment et, invariablement, lui répond qu’il peut bien trouver ce qu’il veut, leur petit dernier sera vacciné. Fin de la conversation.
Le scepticisme
Olivier a 38 ans, des jumelles de 7 ans et un nouveau-né. Pour les premières, l’assureur parisien, qui a souhaité rester anonyme, n’a même pas réfléchi à la question des vaccins. Il connaissait vaguement les acronymes DTP et BCG mais pas plus. Depuis la naissance de son bébé, en septembre, il n’arrête plus : le débat autour des vaccins le passionne. « Pour ma femme, ce n’est même pas un sujet. Nos filles sont en bonne santé, ça lui suffit, explique-t-il. Moi, j’ai envie de comprendre, mais le pédiatre a été raide quand je lui ai parlé de mes hésitations. Il m’a resservi l’histoire de la mortalité infantile, comme si je remettais en cause les vaccins. »
Il jure que, bien sûr, il va faire vacciner son fils. Mais ce qu’il lit ici et là ne le rassure pas. Si d’autres parents prennent des précautions avant d’accepter les injections, si même des médecins manifestent des doutes sur l’innocuité de certains vaccins, est-ce que son fils « ne mérite pas au minimum » que ses parents s’informent ? Est-ce que tous les vaccins sont vraiment indispensables ? Est-ce que, dans quinze ans, il ne regrettera pas d’avoir été « discipliné » ?
Autrefois « terrorisé par les maladies que risquaient les jumelles », Olivier craint aujourd’hui ce qu’elles risquent s’il s’était trompé en suivant les recommandations. Il est devenu, il le dit lui-même, « sceptique ». Comme beaucoup de Français.
Un scepticisme jugé « de plus en plus préoccupant » par une enquête Ipsos pour Les Entreprises du médicament (LEEM), fédération des industriels de la pharmacie, d’octobre 2016. Aujourd’hui, seul un Français sur deux considère que la vaccination présente plus de bénéfices que de risques. Alors que les arguments des institutions de la santé en faveur de la vaccination sont de plus en plus inaudibles, le discours antivaccin, s’il reste l’apanage de groupes minoritaires, trouve davantage d’échos dans la population. Une population le plus souvent « éduquée, informée et connectée », observe Jocelyn Raude, enseignant-chercheur à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP).
La croyance béate
La défiance ne s’arrête pas aux vaccins. Cette même étude nous apprend que la confiance à l’égard des professionnels de santé – médecins, infirmiers, pharmaciens – s’érode. Légèrement mais sûrement. « On peut parler de crise de confiance, explique Jocelyn Raude. C’est la poursuite d’un mouvement qui aboutit à la chute des principales figures paternalistes. Après l’éducateur et le politique, le médecin est le dernier touché. Parce qu’on veut être autonome et responsable de sa santé comme de son éducation, parce qu’on veut être acteur et non plus simplement administré, on sent depuis quelques années une accélération de ce phénomène. De nombreux médecins sont surpris par la vitesse du changement. »
Comment la France, pourtant longtemps décrite comme une nation dont l’importante consommation de médicaments ne pouvait que traduire sa croyance béate et optimiste dans les progrès de la médecine, en est-elle arrivée à ce qu’Henri Bergeron, chargé de recherches au CNRS et coauteur d’une Sociologie politique de la santé (PUF, 2015), décrit comme un « point historique » : « Jamais la médecine n’a été aussi performante dans sa capacité à traiter les maladies et à les prévenir, et en même temps, jamais elle n’a été aussi contestée. »
« La médecine paternaliste n’a plus cours. On est passé à une relation plus équilibrée que le patient doit coconstruire »
Henri Bergeron, chargé de recherches au CNRS
Il avance trois hypothèses pour expliquer la défiance des Français. La première concerne le rééquilibrage de la relation médecin-patient. « La médecine paternaliste n’a plus cours. Le médecin pouvait imposer un traitement à son patient principalement parce qu’il savait. On est passé à une relation plus équilibrée que le patient doit coconstruire. » La deuxième concerne les connaissances des patients. « C’est un lieu commun, mais le monopole de l’expertise s’est érodé, notamment avec la surabondance d’informations sur Internet mais aussi parce que les associations de patients, apparues dans les années 1980 avec le sida, acquièrent une expertise profane qui peut défier celle des médecins. Cette symétrie en termes d’expertise est venue donner de l’empowerment [“la capacité d’agir”] aux patients. » Enfin, il souligne les défaillances du système de santé :
« Alors que les médecins et affiliés étaient censés agir dans le respect de la déontologie, des scandales ont révélé les intérêts de la profession médicale et de certaines industries de la santé. »
Phrases-chocs
Pour les seules années 2016 et 2017, outre le débat national sur l’extension de l’obligation vaccinale annoncée par la ministre de la santé, Agnès Buzyn, les polémiques autour du Levothyrox, de laDépakine, des implants Essure, du vaccin Meningitec, de la codéine, etc. ont saturé l’actualité. Les médecins se ficheraient-ils de nous en nous faisant ingérer n’importe quoi ? Il convient d’abord de faire le tri. Accoler à un médicament le surnom de « nouveau Mediator » ne signifie pas que le scandale est de même nature ni de même ampleur.
Dernier exemple en date avec un livre : J’arrête la pilule (Les Liens qui libèrent, 304 pages, 19,50 €), publié en septembre par Sabrina Debusquat, dont le bandeau dénonce « Un scandale sanitaire qui touche 4,5 millions de femmes ». L’auteure avançait une statistique frappante mais fausse : « Aujourd’hui, on a plus de femmes qui vont décéder à cause de leur pilule, chaque année, que de violences conjugales », a-t-elle déclaré au micro de Brut, avant de reconnaître son erreur. Mais les phrases-chocs font leur chemin et s’impriment dans l’imaginaire collectif.
« La communication des institutions demeure très XXe siècle. Elles n’ont pas pris la mesure de l’importance des médias socionumériques dans l’information du public. »
Jocelyn Raude, enseignant-chercheur à l’EHESP
Alors que les messages institutionnels peinent à s’imposer dans le débat public, le gouvernement s’arc-boute maladroitement contre ceux qui les mettent en doute ou qui plaident pour plus de transparence – « La vaccination, cela ne se discute pas », tranchait l’ex-ministre de la santé, Marisol Touraine, en mai 2015 – plutôt que de faire œuvre de pédagogie. « La communication des institutions demeure très XXe siècle. Les autorités n’ont pas pris la mesure de l’importance des médias socionumériques dans l’information du public, ils n’ont pas mis en place de contre-guérilla communicationnelle », note Jocelyn Raude, qui relève aussi que, sur les dix ouvrages les plus vendus sur les vaccins, un seul est écrit par un chercheur reconnu.
« On assiste à une surenchère sur les scandales sanitaires, c’est presque devenu un marronnier, estime-t-il. Mais contrairement au Mediator, qui peut être légitimement qualifié de scandale, il n’y a pas de preuve que certains produits pharmaceutiques régulièrement controversés mettent en cause la sécurité des patients. » La prise de la pilule, comme de tout médicament, comporte des inconvénients – elle entraîne une augmentation du risque d’événement thromboembolique veineux, d’infarctus du myocarde et d’accident vasculaire cérébral (AVC). Ses effets secondaires, longtemps négligés par les gynécologues et minorés par les autorités, sont désormais pris en compte, précisément parce qu’ils ont été médiatisés après le dépôt d’une plainte, en 2012, par une jeune femme accusant une pilule de troisième génération d’avoir provoqué son AVC.
Les effets secondaires
Irène Frachon, qui a révélé en 2010 le scandale d’un antidiabétique détourné comme coupe-faim dans son livre Mediator, 150 mg, combien de morts ? (Editions-dialogues.fr) a participé à l’écriture d’Effets secondaires, le scandale français (First Editions, 2016) pour dénoncer l’absence de transparence de l’industrie pharmaceutique et des autorités sanitaires, qui ne fournissent pas suffisamment d’informations sur les effets secondaires des médicaments. Un manque de loyauté dont les conséquences sont lourdes sur le plan de la santé mais aussi sur le lien de confiance entre citoyens et autorités.
« Les patients ne sont pas suffisamment considérés comme des acteurs responsables, abonde Grégoire Moutel, médecin, spécialiste des questions d’éthique appliquée en santé et membre du Comité de déontovigilance des entreprises du médicament (Codeem). On n’a pas assez écouté les femmes sur la pilule, l’accouchement… L’épisiotomie en est un bel exemple. Il y a eu des gestes abusifs. C’est violent pour une femme d’apprendre que ça aurait pu se passer autrement. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut supprimer l’épisiotomie. Il y a un défaut de pédagogie. » Il observe que les controverses touchent surtout les médicaments « non vitaux » – les vaccins, la pilule –, ces produits administrés aux personnes en bonne santé.
« Dans le cas des vaccins, on a oublié la maladie parce qu’elle n’est pas là. Dans celui de la pilule, on a oublié ses bénéfices. »
Prenons les statines, médicaments non vitaux prescrits pour prévenir et/ou soigner le mauvais cholestérol. Alors qu’un débat occupait les médecins sur leur surprescription, le professeur Philippe Even, pneumologue, est venu apporter sa contribution, très tranchée, dans une série de livres polémiques publiés entre 2013 et 2015. Appuyé par le professeur Bernard Debré, urologue, il a multiplié les interventions et conférences pour livrer « la vérité » sur le sujet : les statines ne servent à rien d’autre qu’à enrichir les labos. « Certains ont fait commerce de la dénonciation, regrette Grégoire Moutel. Il est plus facile d’être dans l’outrance. La mesure et la raison ne font pas vendre. »
L’immense confusion
Il se souvient de l’auteur du livre comme du « doyen Even », un professeur follement charismatique qu’il a rencontré quand il était étudiant, le genre de personnes autour desquelles le silence se fait lorsqu’elles prennent la parole.
Selon M. Moutel, il n’y a pas meilleur exemple que les statines pour illustrer l’immense confusion dans laquelle sont plongés les patients. « On part d’un élément juste : pendant des années, il y a eu une surprescription du médicament, beaucoup de marketing des labos autour de ce produit, et certains médecins ont oublié leur rôle de régulateur. Mais il n’en demeure pas moins que des patients en ont besoin pour se soigner. » Le praticien s’alarme des difficultés que rencontrent désormais certains de ses confrères lorsqu’il s’agit de faire reprendre leur traitement à leurs patients. Car, quatre ans après, ils sont nombreux à avoir « entendu » l’appel du professeur Even.
Daniel, par exemple. Il a arrêté son traitement et s’en porte très bien. Désormais, il participe activement au débat sur Internet pour « alerter » ses concitoyens. Il y a quelques jours encore, il répondait sur Facebook à Alain, un patient attaché à ses statines : « Il y a deux écoles. Les pro-statines, qui vous diront que les bienfaits sont supérieurs aux effets secondaires, et d’autres, qui vous diront tout le contraire. Ce casse-tête vous met déjà devant vos responsabilités : je prends ou je ne prends pas. » Et de poursuivre sur les bienfaits de son arrêt, laissant ledit Alain totalement perdu.
Désemparé par l’abondance d’informations contraires recueillies ici et là, ce quinquagénaire trouve terrifiant d’être abandonné à son statut de patient éclairé et autonome. Autour de lui, c’est le grand flou. Sa sœur, qui a pris des statines pendant une décennie sans ressentir le moindre effet secondaire, a arrêté après « la révélation du scandale ». Et « le comble » : deux de ses médecins s’écharpent sur la prescription. L’un est pour, l’autre contre. Un partout, au patient de choisir !
Dans cette émancipation des patients, il y a « une dimension de réalisation d’idéaux démocratiques, analyse Henri Bergeron. Mais, en même temps, il n’y a plus d’institution de régulation de la vérité ».Dans un nouveau message adressé à Daniel, Alain le dit autrement : « On a beau faire du Net [sic] pendant des heures, on est toujours dans la même merde ! »
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