Les implants high-tech sous-cutanés, utilisés depuis des années pour les animaux, commencent à se répandre chez les hommes.
LE MONDE | | Par Yves Eudes
Un après-midi d’automne, à la gare centrale de Stockholm. Pour vérifier les billets électroniques sur les téléphones des passagers, la contrôleuse du train de 14 h 20 pour Linköping utilise son smartphone, fourni par SJ, la compagnie de chemin de fer. Quand elle arrive devant Jens Tangefjord, un quadragénaire élégant, celui-ci lève la main droite et lui explique que son billet se trouve dans une puce électronique implantée sous la peau, entre le pouce et l’index. Il suffit à la contrôleuse de poser son appareil sur la main tendue : le transmetteur NFC (Near Field Communication), qui équipe les nouveaux téléphones, lira la puce, et le billet s’affichera sur l’écran.
La contrôleuse n’est pas surprise : « C’est la deuxième fois que je vois ça. La fois précédente, ça n’avait pas marché, mais le passager avait l’air sincère, je l’ai cru. » Après plusieurs essais, ça fonctionne : elle voit apparaître le nom du voyageur, sa destination, son code de réservation, son numéro de siège. Jens Tangefjord, analyste dans un bureau d’études dans l’industrie, prend ce train presque tous les jours. « Je me sers de la puce depuis quatre mois, explique-t-il. Aujourd’hui, les contrôleurs sont habitués, mais, très souvent, les passagers autour de moi me demandent ce qui vient de se passer. »
Les puces électroniques sous-cutanées, utilisées dans le monde entier pour le bétail et les animaux domestiques, commencent à se répandre chez les humains. En Suède, elles se sont diffusées au-delà du milieu pionnier des adeptes du piercing pour toucher les « start-upeurs » de la high-tech et les cadres des grandes entreprises. L’implantation, qui se fait grâce à une seringue spéciale dotée d’une grosse aiguille creuse, est presque indolore et dure à peine trois secondes. Officiellement, en Suède, seuls les professionnels certifiés ont le droit de poser un tel implant, pour un prix de 1 000 à 1 500 couronnes (environ de 110 à 160 euros).
Un grain de riz dans le corps
Jowan, tatoueur-pierceur et patron de la société Biohax, qui importe ses puces de Chine, affirme avoir déjà implanté plus de 3 000 personnes. Son concurrent Chai en est à 1 500. Par ailleurs, des puces et des seringues sont en vente libre sur Internet. Certains fabricants, notamment chinois et américains, produisent des modèles « conçus pour les humains », plus résistants et mieux stérilisés.
Les modèles actuels, des cylindres de la taille d’un gros grain de riz, contiennent un numéro d’identification permanent ainsi qu’un espace mémoire capable de stocker près de mille caractères – une carte de visite, une adresse Web, un message… Pour charger le texte, il suffit de le taper sur un smartphone et de le transférer sur la puce grâce à une application NFC de « tag writing » (« écriture d’étiquette »). A elle seule, une puce peut en théorie remplacer toute une panoplie d’objets : badges d’ouverture de portes, cartes d’abonnement pour le métro ou les magasins, claviers pour débloquer un ordinateur ou un téléphone, clés de voiture ou d’antivol, carte bancaire…
On ne peut pas la perdre ni l’oublier, elle n’encombre ni les poches ni les sacs et permet d’accomplir une large gamme de tâches d’un même geste intuitif et naturel. Seule contrainte : le signal ne porte qu’à 2 cm, ce qui oblige à presser la main sur le lecteur. Mais cette limite est présentée comme un avantage : en l’état, les puces en vente dans le commerce ne peuvent pas être pistées à distance à l’insu du porteur.
« Implant parties »
Pour la compagnie de chemin de fer SJ, l’initiative du programme « chip-ticket » (« billet-puce ») revient à Lina Edstrom, directrice du service des ventes aux entreprises. L’idée lui est venue en avril, lors d’un événement organisé par Epicenter, un immeuble luxueux du centre-ville qui abrite à la fois des start-up et des laboratoires de recherche de grandes entreprises. Sous l’impulsion de l’un de ses responsables, Hannes Sjoblad, passionné de longue date par le « biohacking », Epicenter s’est lancé dans la promotion intensive des puces sous-cutanées.
Depuis 2015, Hannes Sjoblad a organisé une vingtaine d’« implant partys » – des événements festifs avec musique et bière à volonté, auxquels sont invités des pierceurs, qui apportent leur matériel et proposent aux invités de se faire implanter sur le champ. Dans ses locaux, Epicenter a installé des lecteurs NFC sur les portes, les photocopieuses, les imprimantes, les distributeurs de boissons. Aujourd’hui, sur les 3 000 personnes fréquentant l’immeuble, environ 200 sont implantées, depuis le directeur général jusqu’au cuisinier de la cafétéria.
Après une visite à Epicenter, Lina Edstrom, toujours à la recherche d’innovations pour séduire la clientèle haut de gamme, va demander à son service informatique si un billet-puce est envisageable : « Ils m’ont répondu que ce serait facile à mettre en place, et très rapide – le temps d’écrire une petite mise à jour pour les appareils des contrôleurs. » SJ crée aussi sa propre application pour smartphone, à l’intention des détenteurs d’abonnements et de forfaits, pour qu’ils chargent eux-mêmes leur numéro d’abonné dans leur puce. L’appareil du contrôleur le lit, et va chercher le billet dans le serveur central de la compagnie. Le programme est lancé en mai. Cinq mois plus tard, près de 2 000 clients l’ont adopté.
Le club de gym s’y met
SJ fait aussi la promotion des puces en interne. Lina Edstrom s’en est fait poser une et encourage les employés de la compagnie à en faire autant – elle a même convaincu le président de SJ, âgé de 70 ans. En plus de leur numéro SJ, beaucoup de cadres ont chargé dans leur puce une carte de visite ou un lien vers leur profil sur un réseau social : lors des rencontres professionnelles, ils peuvent ainsi les transférer directement dans les téléphones de leurs interlocuteurs.
Comme chez Epicenter, SJ a fait installer dans certains de ses bureaux des lecteurs sur les portes et les imprimantes. Ida Thermaenius, une collaboratrice de Lina Edstrom, s’est fait implanter une puce par « discipline », parce que c’était la nouvelle politique de l’entreprise. Mais, très vite, elle s’est prise au jeu : « J’ai fait installer un lecteur de puce chez moi, sur ma porte d’entrée. Ça m’a coûté 2 000 couronnes. Plus besoin de chercher mes clés dans mon sac, j’ouvre ma porte en tendant la main. Mon mari hésite, il a peur des piqûres, mais je crois qu’il va le faire. »
A travers Stockholm, d’autres entreprises ont suivi l’exemple d’Epicenter. Le réseau de clubs de gym SATS, fréquenté par les jeunes cadres, a modifié ses lecteurs de cartes pour accepter les puces. L’animateur du club SATS de la place Hotorget, dans le centre-ville, a remarqué que deux ou trois de ses clients assidus étaient implantés. Mais il n’y fait plus attention – pour lui, c’est entré dans les mœurs.
Séduire l’ensemble de la population
Non loin de là, la filiale suédoise de l’agence média internationale Mindshare a équipé ses locaux de lecteurs NFC pour ses employés porteurs d’une puce – huit sur soixante. A présent, elle incite ses grands clients – Nike, Volvo, Ford, Lufthansa, Unilever… – à en faire autant. Pour Clara Grelsson, directrice du département solutions de Mindshare et porteuse d’une puce dans la main gauche, il s’agit d’un choix stratégique : « C’est essentiel pour notre image, nos clients comptent sur nous pour leur apporter les dernières innovations. Nous devons être à l’avant-garde de ces technologies qui facilitent la vie des employés et accroissent leur productivité. »
Fin 2016, lors d’un événement organisé pour ses grands comptes, Clara Grelsson a invité le pierceur-tatoueur de Biohax, Jowan : « Tout le monde a posé des tas de questions, et une vingtaine de participants ont franchi le pas », y compris le patron de Mindshare Suède, Kenneth Danielsson, qui a tenu à être implanté sur la tribune, devant toute l’assistance. Clara Grelsson a répété l’opération en mars, et prévoit d’autres événements.
Elle se dit persuadée que les puces vont bientôt séduire l’ensemble de la population. « Il paraît que le métro de Stockholm étudie la question, poursuit-elle. S’il adopte ce système, tout le monde va s’y mettre. » Elle remarque aussi que les banques suédoises viennent d’adopter la carte NFC sans contact, ce qui pourrait faciliter une transition vers la puce comme moyen de paiement. A terme, elle souhaite même que les Suédois mettent dans leur puce leur « numéro personnel », un matricule unique attribué à la naissance à tous les citoyens et utilisé pour toutes les démarches avec l’administration et de nombreuses entreprises.
Déjà, des sociétés ont entrepris de propager les puces en dehors de la capitale. La start-up Fillit gère des programmes de fidélité pour les boutiques de centre-ville des bourgades provinciales – en Suède comme ailleurs, les commerces de proximité sont en train de mourir. L’objectif est d’inciter les habitants à dépenser leur argent près de chez eux, en leur offrant des cadeaux et des remises. Pour comptabiliser les achats, Fillit distribue aux commerçants des lecteurs NFC, et aux clients, des petits badges.
« Le marché va exploser »
Or la patronne de la start-up, Sofia Abjornsson, constate que le système fonctionne mal, car les clients perdent souvent leur badge ou le laissent chez eux. Aussi, dès qu’elle entend parler des puces implantées, elle comprend qu’elles représentent la solution à son problème. Pour donner l’exemple, elle se fait poser une puce dans la tranche de la main : « Vu la forme de nos lecteurs, c’est plus pratique qu’entre le pouce et l’index. » Quatre de ses employés l’ont imitée. Elle va bientôt inviter ses clients à Stockholm pour une « implant party » : « Je compte aussi faire venir des journalistes des villes concernées et les convaincre de se faire poser une puce. »
Sur leur élan, les Suédois ont déjà entrepris d’exporter cette technologie. Hannes Sjoblad et Jowan organisent des « implant parties » dans toute l’Europe. Quant à Clara Grelsson, elle a contacté la filiale de Londres pour inciter ses collègues britanniques à lancer un programme de pose de puces. Biohax a même fait une incursion aux Etats-Unis. La société informatique Three Square Market, basée dans le Wisconsin, était intervenue en début d’année pour aider Epicenter à équiper ses distributeurs de boissons de lecteurs de puces. Peu après, le patron de Three Square Market avait décidé de proposer à son tour à ses 80 employés de se faire poser une puce. Lorsqu’une quarantaine se sont dit intéressés, l’entreprise a sollicité Biohax, qui a envoyé un pierceur dans le Wisconsin.
En septembre, Three Square Market a annoncé qu’elle comptait se lancer dans la vente de puces sur le marché américain. Une concurrence que Jowan, le tatoueur-pierceur, accueille avec philosophie : « Le marché va exploser, il y aura de la place pour les nouveaux venus. Je reçois des dizaines de demandes de gens qui veulent devenir pierceurs, revendeurs ou distributeurs. » A Stockholm, des infirmières et des médecins vont se procurer un certificat de pierceur professionnel afin de proposer cette prestation à leurs patients.
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