Depuis plus d’un siècle, des célibataires espèrent trouver l’amour grâce aux annonces matrimoniales du mensuel. Une institution qui perdure à l’heure des sites de rencontres.
M le magazine du Monde | | Par Lorraine de Foucher (avec Giulio Zucchini)
Un jour sur deux, Gérard Granier, 71 ans, extrait une feuille de papier de lin de l’armoire de son salon, s’assoit à la table en bois qui sature l’espace de son petit F3 de Gréoux-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) et écrit. Avec un stylo à bille, il remplit une page, recto verso, de son écriture « moyenne », comme il dit. Gérard écrit à Jeanine, depuis quelque temps déjà : « Je lui raconte mes journées, je me décris, lui dis que je suis un ancien ouvrier à la retraite, seul, et que je n’ai pas envie de mourir seul. »
Jeanine a la soixantaine et vit à Douarnenez, à 1 300 kilomètres et douze heures de route de la Provence. « Normalement, je ne réponds pas au-delà de Paris, mais sa lettre m’a plu », explique Gérard. À tel point qu’il y a une semaine, il a mis sa plus belle chemise, celle rayée rouge et blanc, pour se rendre chez le photographe de Manosque. Il s’est tenu fièrement devant le fond bleu, a acheté deux clichés, un portrait et un en pied, et les a envoyés à Jeanine. « Heureusement ! ronchonne Gérard. Jeanine était aussi en contact avec un homme de Cherbourg, mais elle m’a dit que, pour l’instant, elle me préférait, j’étais mieux habillé que lui sur les photos. »
Sa rencontre épistolaire avec Jeanine, Gérard la doit au Chasseur français, le magazine des passionnés de la traque des faisans, des brochets ou de la culture des hortensias (il s’appelle chasseur, mais parle aussi de pêche et de jardinage). Ce mensuel est l’un des derniers résistants des annonces matrimoniales sur papier glacé (83 dans le numéro de septembre), même s’il a lui aussi lancé sur Internet un site de rencontres, Brindamour.
Ecriture manuscrite obligatoire
Après une vie passée dans la poussière des champs et du bâtiment, Gérard a envoyé sa petite annonce : « Gérard 71 ans, 1,73 m, sobre, non fumeur, sérieux, fidèle, aimant musique, sorties, nature, rencontrerait dame simple, vie commune si affinités ».
« Internet, moi, je ne peux pas. Vous voyez les photos que j’ai faites pour Jeanine, je voudrais bien les envoyer à d’autres femmes, mais je ne sais pas comment mettre le papier sur l’écran. » Gérard
A l’heure de Tinder, de Meetic et du haut débit, il croit toujours au courrier, à l’écriture manuscrite et au frisson de la boîte aux lettres. Il paye 3,50 euros le mot pour voir sa solitude s’étaler en petits caractères d’imprimerie noirs, au côté des demoiselles de l’Audiotel, à la fin du magazine. En septembre, ces pages closent un numéro spécial chasse, « Votre lièvre pour l’ouverture », illustré par un capucin à l’air curieux.
« Internet, moi, je ne peux pas. Vous voyez les photos que j’ai faites pour Jeanine, je voudrais bien les envoyer à d’autres femmes, mais je ne sais pas comment mettre le papier sur l’écran. J’ai demandé à ma femme de ménage, au monsieur de Darty, mais il ne veut pas venir pour ça. » Alors il cherche une femme de la région, pas trop âgée, simple, et surtout gentille, à qui il pourra faire visiter la station thermale de son village. Il précise sans cesse avec son accent chantant qu’il n’est pas un coureur de jupons, et que, non, il n’aime vraiment pas faire de mal aux gens.
Gérard a presque toujours été célibataire, à part un an de mariage et une autre relation de six mois, rendue possible il y a quarante ans grâce, déjà, au Chasseur français. « Je ne comprends pas pourquoi je suis seul, s’interroge-t-il. Même ma femme de ménage m’a dit que, pour un homme, j’étais bien équipé. » Pardon ? « Oui, j’ai tout ce qu’il faut pour rendre une femme heureuse, un écran plat, un grand frigo, un beau salon… » Gérard prévoit de laisser son annonce encore un an dans le magazine. Jeanine n’habite pas tout près, quand même…
Tondeuses, annonces, Viagra
Loin des deux tourtereaux, au troisième étage de l’empire Mondadori, perdu quelque part dans les confins informes de Montrouge, collés au périphérique parisien, Daniel Mijon fait fièrement claquer les pages de ses petites annonces. « Avec Le Chasseur français, vous avez tout : la tondeuse pour le jardin, la rubrique rencontres pour trouver une femme et le Viagra pour s’en occuper », s’amuse ce quinquagénaire chaleureux et bronzé, qui dirige cette rubrique du journal.
Il y a en effet aussi des publicités pour la pilule bleue et des bons de commande de DVD tutoriels pour apprendre à faire l’amour « comme vous ne l’avez jamais fait ». Au côté de Daniel Mijon, revenue spécialement pour nous rencontrer, son éternel binôme : Sylvie Moissant. La « Sylvie du Chasseur français », cheveux et robe pourpres, joue nerveusement avec les petits dauphins accrochés à ses oreilles. Jusqu’à son départ à la retraite, l’année dernière, elle a été pendant trente ans la coach amoureuse de tous ces Français esseulés, la Karine Le Marchand du papier.
C’est elle qui décrochait le téléphone quand de petites voix timides appelaient pour demander comment faire pour passer une annonce. « Il faut dire où on habite, au moins le département, si on a honte de mettre son village, être simple, honnête, et surtout ne pas survendre son château ou son statut, car plus l’annonce est belle, moins ça se passe bien », préconise derrière ses lunettes d’institutrice celle qui continue d’être invitée aux noces des mariés du Chasseur français, lorsque cela arrive.
Quinze réponses pour un homme
Si une femme reçoit en moyenne cent vingt lettres pour une annonce publiée, côté masculin, c’est plus compliqué : seulement quinze. Les hommes, soumis à rude concurrence, se montrent parfois plus pressants. « À la campagne, il y a cette idée un peu pingre qu’un sou est un sou et que, s’ils nous font un chèque de 80 euros, on a intérêt à leur trouver quelqu’un », décrypte Sylvie. Pour garantir le retour sur investissement, Le Chasseur français met en avant ses 4,5 millions d’enfants depuis 1896, revendique des centaines de couples par an, vend « un bonheur qui frappe à votre porte » dans ses encarts publicitaires.
Autant de promesses commerciales impossibles à fact-checker. « La lettre, c’est un gage de sérieux. Imaginez un agriculteur tout seul chez lui qui prend sa plume après la traite des vaches et écrit huit pages pour dire à quelqu’un qu’il n’a jamais vu qu’il a envie d’être amoureux. C’est un engagement en voie de disparition à l’heure du tout-écran », philosophe Sylvie Moissant.
Elle avait elle-même l’habitude de tester le profil de ses clients, une fois par an, à l’aide d’une fausse petite annonce amoureuse publiée dans le Chasseur. Se présentant comme égyptologue – sa vraie passion dans la vie, elle collectionne les statuettes sur son bureau – à la recherche d’une relation sérieuse. En réponse, des centaines de lettres, qu’elle conserve aussi précieusement que ses reliques égyptiennes.
« Il n’y avait pas que des agriculteurs : des PDG, un ostéopathe, des médecins qui écrivent mal, il n’y a rien de plus universel que ce besoin d’aimer et d’être aimé. » Cette fausse annonce était aussi un moyen de débusquer les malintentionnés, qui en veulent surtout aux porte-monnaie des âmes en peine.
Des valeurs en commun
« Jolie Valérie 43 ans » trouve que Sylvie l’a bien aidée à écrire son petit texte, la première fois, il y a dix ans. À l’époque, Valérie habite encore au Cameroun et entend parler de la « filière Chasseur français ». Elle publie une annonce et rencontre ainsi son futur époux : « Je l’ai fait venir quatre fois au pays, pour être bien sûre qu’on s’aimait. »
« J’ai fait un petit cahier où je note les numéros des hommes qui m’appellent trop, je l’ai appelé “Le cahier des cons”, ça aide à se repérer. » Valérie
Une installation dans le sud de la France, une belle cérémonie à la mairie, puis, sept ans après, Valérie perd son mari. Le deuil passé, retour dans la rubrique « Rencontres » du Chasseur français. Pour l’instant, elle a moins de chance : « J’ai fait un petit cahier où je note les numéros des hommes qui m’appellent trop, je l’ai appelé “Le cahier des cons”, ça aide à se repérer. »
Gervais, lui, attend impatiemment l’ouverture de la chasse. « Dans les deux sens du terme », s’esclaffe-t-il au volant de sa voiture, sur la route du retour de la pêche. A 60 ans, il fait les marchés et vit dans son camping-car échoué dans le jardin d’un copain dans le Sud-Ouest : « Je lui ai enlevé les roues, ça fait comme un mobile home ! »
Pour lui, Le Chasseur français, c’est avant tout une communauté, gérée par Sylvie Moissant et désormais Daniel Mijon. Une garantie d’endogamie, de rencontrer des gens avec les mêmes valeurs de nature, de province et d’engagement. « Nous, on se bat pour la conjugalité sincère, pour le mariage, le vrai couple, et malheureusement tout ça, ça se perd un peu », regrette Sylvie en laissant s’échapper ses boucles d’oreilles.
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