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mercredi 3 mai 2017

L’énigme maléfique des psychopathes

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par 

Dans le film de Stanley Kubrick, « Orange mécanique », Malcolm McDowell interprète Alex DeLarge (au centre), un psychopathe qui s’intéresse au viol et à l’ultraviolence sur fond de musique classique.


Quand nous croisons un de ces prédateurs, c’est pour notre malheur. C’est qu’ils savent l’art de séduire. Et de nous entraîner dans leur ronde autolâtre. Jusqu’à ce que tout bascule. Ils avancent masqués. S’ils séduisent, c’est que nous ignorons à qui nous avons affaire. Quand nous le comprenons, c’est souvent trop tard. Un air glacé glisse sur notre nuque. Nous arrive-t-il de côtoyer l’un d’eux, sachant ce qu’il a fait ? Une sueur froide coule dans notre dos.

C’est, littéralement, ce qu’a vécu le professeur Thierry Pham, psychologue, à la maison d’arrêt de Mons (Belgique). « Je recevais un détenu pour faire son bilan psychologiqueIl avait fait plusieurs évasions avec prises d’otages. C’était notre première rencontre. Il est entré dans mon bureau. Au lieu de s’asseoir face à moi, il a lentement fait le tour de la pièce. Puis il est passé ­derrière moi en me frôlant. Les minutes m’ont semblé très ­longues. J’ai hésité, mais je n’ai pas appelé le ­service de sécurité. Ç’aurait été avouer mon anxiété, ­reconnaît-il aujourd’hui. Je me suis écarté, il a fini par s’asseoir. J’ai compris que c’était une lutte de pouvoir, une forme extrême d’intimidation. »

Des épisodes comme celui-ci, le psychologue en a plein sa mallette. « J’ai été amené à faire le ­bilan d’un homme d’une quarantaine d’années, condamné à la détention à perpétuité. Il avait commis un assassinat d’enfant avec actes de torture. Cet homme, qui esquivait systématiquement les faits, était extrêmement onctueux et ­jovial avec moi. Il me regardait droit dans les yeux, ne ménageait pas ses flagorneries ni ses clins d’œil. Une tentative un peu grossière de ­séduction, mais aussi une volonté d’atteinte du ­cadre institutionnel. »


Le mépris d’autrui comme moteur


Séduction superficielle, loquacité, surestimation de soi, narcissisme exacerbé, froideur émotionnelle, manque profond d’empathie… Tels sont les premiers traits de personnalité de ces individus aux philtres maléfiques, qui fonctionnent sur leur mépris d’autrui. La majorité d’entre eux présente aussi des traits de « personnalité antisociale ».

Ils dupent, manipulent et escroquent à loisir, ou par profit. Incapables d’assumer la ­responsabilité de leurs actes, ils n’éprouvent ni remords ni culpabilité. Souvent irresponsables, ils sont impulsifs, incapables de planifier sur le long terme, souvent irritables et agressifs. Beaucoup ont présenté une délinquance juvénile.

Résumons : manipulateurs, escrocs, narcisses et cœurs de pierre, amoraux, au mieux parasites, au pire prédateurs et violents… et, malgré tout, d’un abord souvent aimable – non sans logique, vu leur propension à berner. En un mot, ce sont des psychopathes. Mais qui sont-ils vraiment ?

« Les psychopathes connaissent les paroles d’une chanson, mais ils en ignorent la musique », ont résumé deux psychologues, J. Johns et H. Quay, dès 1962. Beaucoup alimentent la rubrique des pires faits divers. « L’Ogre des Ardennes », Michel Fourniret, Marc Dutroux, Francis Heaulme, Xavier ­Dupont de Ligonnès, Charles Manson… Ils sont tueurs en série, violeurs, assassins d’enfants… Certains sont des escrocs de haut vol, tel Bernard Madoff, ce financier américain condamné à cent cinquante ans d’emprisonnement en 2009.

Tous, cependant, ne se font pas prendre. En revanche, généralement, « les terroristes ne sont pas des psychopathes, précise le professeur Samuel Leistedt, psychiatre de l’Université libre de Bruxelles. Ils ­défendent une cause qui les dépasse. Les psychopathes, eux, n’ont qu’un seul objectif : eux-mêmes. » Ces êtres vénéneux suscitent effroi et fascination. Ils jettent une lumière crue sur la violence qui sommeille en nous. Une violence sans fard, sans filtre, sans nul frein social ou culturel.


« Docteur Jekyll et M. Hyde »


Ces « monstres à visage humain » ont nourri la littérature et le cinéma. « L’extrémité de crime a des délires de joie », écrit Hugo dans Notre-Dame de Paris. Le cas romanesque le plus emblématique est sans doute celui du Docteur Jekyll et M. Hyde, de Robert Louis Stevenson (1886). Au cinéma, c’est peut-être le personnage d’Alex, dans Orange ­mécanique (1971), de Stanley Kubrick, qui illustre le mieux cette dimension antisociale du psychopathe.

Et, dans la vie réelle, « le meilleur exemple est l’Américain John Wayne Gacy Jr : visiteur des ­hôpitaux dévoué à la cause des enfants malades, il a violé et assassiné plus de 30 adolescents dans la cave de sa maison », relève Samuel Leistedt.

Le roman contemporain aussi s’en inspire. « C’était comme si le démon à l’intérieur de lui, j’en avais vu la figure sombre et nue », raconte le ­narrateur du roman de Tanguy Viel, Article 353 du code pénal (Les Editions de Minuit, 2017). Ce­ ­« démon », c’est l’escroc dont il a été victime, à la suite d’une vaste arnaque immobilière. Un escroc souriant et sans états d’âme. Sa victime veut comprendre : « Peut-être que ce type n’a jamais pensé à mal, peut-être que ça n’existe pas, le mal vraiment, le mal inscrit sciemment au fond de soi, peut-être il y a toujours quelque chose en vous qui le justifie ou l’absout ou l’efface. »

La psychopathie, ce mystère insondable. Le ­concept n’est pas reconnu dans le fameux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5). Mais « la psychopathie réunit deux troubles répertoriés dans le DSM : la personnalité antisociale et la personnalité narcissique », relève Thierry Pham, un des experts mondiaux du sujet.


L’« échelle de Hare »


Le concept est né au début du XIXe siècle, au Royaume-Uni. « Avec la révolution industrielle, des individus sont apparus en marge de l’évolution sociétale. On a nommé psychopathes ceux qui commettaient des actes transgressifs », raconte Thierry Pham. Au même moment, en Allemagne, le psychiatre Kurt Schneider s’intéresse à ceux qui présentent des troubles de la personnalité : une seconde version de la psychopathie émerge.

Les deux courants évoluent indépendamment. Ils convergent en 1975 grâce à un psychologue ­canadien, Robert Hare, qui crée une échelle commune, l’« échelle de Hare », pour mesurer la pathologie chez les prisonniers. Une version révisée de cette échelle, en 2003, deviendra la référence. Aujourd’hui, il existe une Société d’étude scientifique de la psychopathie (SSSP).

« Bien que la psychopathie soit un facteur de risque d’agression physique, les deux notions ne doivent pas être ­confondues, avertit la SSSP. Par ailleurs, au ­ contraire des personnes souffrant de troubles psychotiques, la plupart des psychopathes sont en phase avec la réalité et semblent rationnels. »

Dès 1941, un ouvrage fondateur était publié : The Mask of Sanity, du psychiatre américain Hervey Cleckley. Il y raconte comment, sous une ­apparence banale et rassurante (« Le masque de la normalité »), souvent doublée d’une très bonne intégration familiale et sociale, sévissent de nombreux criminels psychopathes. C’est même un trait mis à profit par les tueurs en série. « Ces individus constituent une énigme et un défi pour lesquels aucune solution adéquate n’a encore été trouvée », écrira en 1976 Hervey Cleckley, dans la cinquième édition de cet ouvrage.
« Il y a probablement une vulnérabilité génétique à la psychopathie, qui s’exprime dans des environnements spécifiques »
Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie

Enigme


Une énigme, d’abord. Comment devient-on un psychopathe criminel ? « Ces personnes ont souvent vécu des enfances catastrophiques, avec une maltraitance et un attachement insécure », souligne le pédopsychiatre Bruno Falissard. Tous les enfants concernés ne le deviennent pas pour autant. Certains ont la chance de rencontrer un éducateur ou un proche bienveillant. « On peut ­espérer enrayer ces troubles s’ils sont pris en charge dès l’enfance », dit la pédopsychiatre Lola Forgeot.

« Il y a probablement une vulnérabilité génétique à la psychopathie, qui s’exprime dans des environnements spécifiques, estime Jean Decety, professeur de psychologie et de psychiatrie à l’université de Chicago. Très tôt, on peut détecter dans le cerveau de certains enfants des signes précurseurs. » Le sujet reste toutefois extrêmement sensible en France, où le risque de stigmatisation de ces enfants est redouté.

Quels sont les mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent la psychopathie ? « Un nombre impressionnant de travaux montrent des anomalies anatomiques et fonctionnelles dans le cerveau des psychopathes », résume Jean Decety, qui a largement contribué à ces études d’imagerie cérébrale.En gros, il y a deux grandes théories. La première postule que les déficits affectifs sont le résultat d’un déficit d’attention.

La seconde théorie est celle d’un déficit émotionnel. « Chez ces personnes, le striatum est plus large. Le ­volume de l’amygdale est diminué. Le câblage qui relie le cortex temporal à l’amygdale et au cortex préfrontal ventromédian est affaibli. Et ce dernier fonctionne au ralenti» Or, cette région du cerveau est impliquée dans les décisions morales et l’attachement aux autres.

« Ce qui me frappe, quand j’interviens auprès de détenus psychopathes, c’est leur absence totale d’attachement à leurs enfants », confie Jean Decety. Son équipe a aussi montré qu’ils activent le réseau de la douleur lorsqu’ils s’imaginent dans des situations douloureuses, mais pas lorsqu’ils imaginent autrui souffrant.


Sont-ils responsables de leurs actes ?


Les psychopathes suscitent un passionnant ­débat éthique. Sont-ils moralement et pénalement responsables de leurs actes criminels ? « Des juges demandent déjà des examens d’imagerie cérébrale chez certains d’entre eux », témoigne Jean Decety.

Mais cet examen est à double tranchant. Car la psychopathie est-elle une circonstance atténuante ? Doit-elle, au contraire, aggraver les sentences, dans la mesure où le risque de récidives violentes est très élevé ? « Pour moi, les anomalies détectées dans leur cerveau ne les exonèrent pas. Ils conservent un libre arbitre », estime Jean Decety.

Quid de la prise en charge des psychopathes délinquants ? Elle reste un immense défi. Jusqu’à 33 % des détenus présentent des scores élevés de psychopathie, et 12 % des scores très élevés. Le cœur du problème tient au fait que les psychopathes n’éprouvent pas de souffrance psychique. Qui plus est, ils tirent même un apparent bénéfice de leur comportement antisocial.

Ensuite, « il n’y a pas d’institutions adaptées ni de dispositions réglementaires qui permettraient de leur proposer ou de leur imposer des soins en France », souligne le docteur Magali Bodon-­Bruzel, psychiatre, chef de pôle du Service médico-psychologique régional (SMPR) de la prison de Fresnes (Val-de-Marne). Autre obstacle : « Face à leurs comportements déviants chroniques, les psychopathes sont incapables d’apprendre de leurs expériences passées », indique Samuel Leistedt.


Marge de manœuvre thérapeutique étroite

« Il ne faut pas les fréquenter trop longtempsEt ne jamais personnaliser la relation. »
Docteur Bodon-Bruzel
Le pessimisme a longtemps été de mise. « Les psychopathes présenteraient le pronostic le plus sombre de la population délinquanteQuelle que soit l’approche choisie, la marge de manœuvre thérapeutique est étroite », écrivait Thierry Pham, en 2005, dans un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS).

Aujourd’hui, il préfère parler d’optimisme mesuré. « Les modalités de prise en charge doivent être très structurées, avec des règles très fermes et explicites. Sinon, les psychopathes prennent le pouvoir ! Ils peuvent même vous amener à raconter votre histoire : vous devenez leur patient… Il faut des thérapeutes très aguerris»

« Il ne faut pas les fréquenter trop longtemps, renchérit le docteur Bodon-Bruzel, qui admet se protéger. Et ne jamais personnaliser la relation. En cas de menaces claires d’un détenu, la réponse doit être institutionnelle» Sur le noyau dur de la psychopathie – le manque d’empathie, le narcissisme… –, les équipes soignantes restent démunies. « Mais on peut traiter leur impulsivité ou leur irritabilité par des thymorégulateurs ou d’autres molécules », poursuit Magali Bodon-Bruzel.


Tous ne sont pas antisociaux


La prise en charge passe par des thérapies ­comportementales et cognitives (TCC) très ­ encadrées. Il s’agit d’encourager, par des approches directives, ces « patients » à travailler sur leurs travers antisociaux. On leur apprend à ­reconnaître leur cycle de passage à l’acte, comme des ­signes annonciateurs de colère, et à trouver des moyens de contrôle. Certaines prises en charge parviennent à diminuer le risque de récidive violente.

Autre sujet d’étonnement : tous les psychopathes ne sont pas antisociaux. « Contrairement à la croyance populaire, tous ne sont pas de grands criminels ou des tueurs en série », relève Samuel Leistedt.

Certains affichent même d’insolentes réussites sociales, « particulièrement dans le monde de la banque, des affaires, de la politique, mais aussi chez les avocats, les chirurgiens, les ­médias, et parfois dans les milieux de la recherche… Inversement, des professions soignantes comme les psychothérapeutes et les infirmières en comptent très peu ».

Les psychopathes « en col blanc » ne commettent pas d’actes délictueux, mais des transgressions plus élaborées et retorses. « Le héros du film Wall Street (1987) et le fameux J. R. de la série ­Dallas illustrent parfaitement cette psychopathie sociale », observe Samuel Leistedt.


Les « serpents en costume » en entreprise


Froids, rusés, prédateurs… Un ouvrage leur est consacré : Snakes in Suits (HC, 2006), coécrit par Robert Hare et Paul Babiak. Ils y expliquent comment ces « serpents en costume » se glissent dans le monde du travail. Un test, le B-scan, a été conçu en 2006 pour repérer ces serpents qui sifflent sur nos têtes, ces personnalités toxiques parmi les cadres supérieurs – et éviter leur ­embauche. Il consiste en une interview et une analyse détaillée du dossier du candidat.

« On a longtemps cru que la psychopathie entravait les carrières dans l’industrie », écrivent les auteurs. Autre croyance répandue : l’idée que « leur tendance au mensonge et au harcèlement apparaîtrait si évidente au recruteur qu’il ne les choisirait pas pour un poste clé ». Ou que « leurs comportements abusifs et manipulateurs ­seraient sanctionnés par leur hiérarchie ».

Autant de visions naïves. « Nos études montrent que, souvent, il n’en est rien» Tel Kaa hypnotisant sa proie dans le Livre de la jungle, ces serpents se hissent vers les sommets de la société. Ils bénéficient même des nouveaux modes d’organisation du travail, qui requièrent toujours plus de ­rapidité et d’innovation. « On peut se demander jusqu’à quel point la société a besoin de ce type de personnalités. Et jusqu’à quel point le narcissisme et la psychopathie sont un avantage social », relève Bruno Falissard.

Il y aurait jusqu’à 4 % de « presque psychopathes » parmi les dirigeants dans les entreprises américaines – beaucoup plus que dans la population générale, même s’il est difficile d’estimer la part des psychopathes en liberté.

Qu’en est-il des hommes politiques ? « Le narcissisme exacerbé, la tendance à la manipulation et au mensonge, l’absence de scrupules et le sentiment d’impunité, la récupération de la loi à son propre usage, une éthique à double vitesse… autant de traits qui font écho à une certaine actualité politique », glisse Thierry Pham.

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