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vendredi 9 septembre 2016

Des « serious games » à l’hôpital

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  | Par Nathalie Picard

Le jeu Plume est principalement utilisé avec des mouvements des membres supérieurs, mais aussi des mouvements du rachis ou des membres inférieurs.
Le jeu Plume est principalement utilisé avec des mouvements des membres supérieurs, mais aussi des mouvements du rachis ou des membres inférieurs. NATURALPAD

Les yeux rivés sur l’ordinateur, Louise (les prénoms ont été changés) fronce les sourcils. Sur son écran s’affichent deux combinaisons de paniers de basket remplis de ballons aux multiples couleurs. Combien de ballons faut-il déplacer pour passer d’une combinaison à l’autre ? Tel est le problème que la jeune femme s’échine à résoudre en augmentant le niveau de difficulté. Si Louise joue au basket à New York, ce n’est pas pour le plaisir.
Elle s’exerce afin d’améliorer ses capacités de raisonnement, de mémoire visuelle et de planification, dans le cadre d’un atelier organisé à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Face à elle, une autre participante se concentre sur la suite de chiffres qui apparaît sur son écran. L’objectif : la restituer dans l’ordre le plus vite possible.
Ainsi se déroule la onzième séance d’une série de trente prévue sur quatre mois à l’attention de patients atteints de problèmes cognitifs, souvent liés à des pathologies psychiatriques telles que la schizophrénie et l’autisme. Mémoire, planification, reconnaissance des émotions : des capacités sur lesquelles les patients travaillent dans le cadre de la méthode de remédiation cognitive Near.

Chaque séance est encadrée par deux infirmières, Bérangère Rigaut et Brigitte Malangin : après un entraînement individuel de trente minutes sur ordinateur, les participants échangent sur leurs expériences, puis les thérapeutes abordent un thème spécifique.
« Le programme Near, créé à New York par le professeur Alice Medalia, est un outil qui s’inscrit dans un parcours global de remédiation. Il doit jouer un rôle de tremplin dans la vie du participant », explique Isabelle Amado, psychiatre au Centre référent en remédiation cognitive et réhabilitation psychosociale (C3RP) à Sainte-Anne.
Fonction utilitaire
En amont, chaque patient se fixe des objectifs, sur le plan cognitif mais aussi plus global. A l’image de Karine, souffrant de schizophrénie, qui a suivi le programme en 2015. Deux mois après, elle entamait un bilan de compétences : « Ça m’a permis de construire un positionnement professionnel. Maintenant, je prépare des entretiens », raconte la quadragénaire, qui a retrouvé l’envie d’avancer.
« Le manque de motivation est un symptôme central dans la schizophrénie. La méthode est particulièrement adaptée à ces jeunes qui rencontrent des difficultés à se motiver », précise Isabelle Amado. L’aspect ludique des exercices – les stratégies à adopter ou les niveaux de difficulté – favorise l’adhésion. « Je préfère les jeux sur ordinateur, c’est plus ludique qu’un exercice sur feuille de papier », confirme Louise.
Les jeux proposés peuvent rejoindre les intérêts personnels des participants, comme le sport, les voyages ou la lecture. « Pour renforcer leur motivation, on choisit des exercices qui vont leur permettre de réussir et de progresser, ajoute Lindsay Brenugat Herne, neuropsychologue au C3RP. On leur explique aussi comment ça va les aider à atteindre leurs objectifs. »
Ces jeux conçus pour remplir une fonction utilitaire, et qui visent d’autres secteurs que celui du divertissement (ici la santé), sont des ­serious games, définit Julian Alvarez, chercheur en sciences de l’information et de la communication.
Et s’ils commencent à trouver leur place à l’hôpital, leur impact positif sur la motivation n’y semble pas pour rien. D’après l’Organisation mondiale de la santé, qui fait de l’observance thérapeutique un enjeu de santé publique, dans les pays développés, 50 % des patients atteints de maladies chroniques ne respectent pas correctement leur traitement.
Comment les serious games pourraient-ils renforcer l’acceptation par le patient d’un traitement ou d’une rééducation ? « Le jeu permet de contextualiser le soin. Prenons l’exemple d’une séance de rééducation fonctionnelle à la suite d’un accident vasculaire cérébral : essayer de bouger les doigts pendant une heure dans le vide, ce n’est pas très drôle. En revanche, si le patient évolue, par le biais du jeu, dans un univers où il doit attraper des objets, il y trouvera plus d’intérêt », illustre Julian Alvarez.
Autre avantage, le jeu invite à relever des défis, si bien que le plaisir qu’il procure peut prendre le pas sur l’effort à fournir. Troisième atout : le droit à l’erreur. « On peut ­essayer, tricher, contourner les règles, prendre des libertés… sans conséquences sur la vie réelle. On peut même mourir virtuellement, puis recommencer », décrypte le chercheur.
« Pas de cas d’addiction »
Permettre de braver les interdits puis revenir en arrière, c’est l’un des atouts du jeu Clash Back, utilisé au pôle aquitain de l’adolescent du CHU de Bordeaux, dirigé par le psychiatre Xavier Pommereau. Le principe : simuler une discussion entre un adolescent et un adulte jusqu’à la rupture, puis rejouer l’échange ou l’analyser. « Dans le premier épisode, le joueur incarne Chloé, une ado de 16 ans qui tente d’obtenir de son père l’autorisation de se faire ­tatouer. Le dialogue se construit avec les choix de répliques du joueur et les réponses du père », raconte Xavier Pommereau.
Dans ce cadre, les ados ont le droit de dire des gros mots ou de mentir à leurs parents. Pour les jeunes filles anorexiques, qui contrôlent extrêmement leurs propos, la consigne est même de choisir les répliques les plus trash possibles. A l’inverse des jeunes suicidaires, très impulsifs, auxquels on demande d’être modérés.
D’après le psychiatre, cet outil favorise l’échange sur des sujets qui fâchent, comme la pression scolaire ou la famille recomposée :
« Nous avons conçu ce support de médiation car les ados rencontrent des difficultés à s’exprimer lors d’entretiens classiques. Cette génération ­centrée sur l’image se raconte mieux avec ce qu’elle montre d’elle qu’avec des mots. »
En revanche, certains jeunes qui passent déjà trop de temps devant leurs écrans ne risquent-ils pas de développer une addiction ?
« Je n’ai jamais vu de cas d’addiction à un serious gamerapporte Bruno Rocher, psychiatre addictologue au CHU de Nantes et à l’Institut fédératif des addictions comportementales.Proposés dans un cadre précis, ces jeux sont conçus différemment : la durée d’expérience est plus courte, et les gratifications moins importantes. Ce qui fait que les gens ne s’y adonnent pas très longtemps. »
Utilisation finement encadrée
Remplacer les mots par une expérience de jeu, cela peut aussi servir à faciliter un diagnostic. Renaud Jardri, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHU de Lille, développe l’application Mhasc afin de caractériser les hallucinations multisensorielles de l’enfant. Un phénomène qui peut être bénin ou s’observer dans certaines pathologies psychiatriques, neurologiques ou autres.
« Les hallucinations touchent 8 % à 10 % des enfants. Bien les caractériser est essentiel pour définir une prise en charge adaptée. Or, souvent, les cliniciens ne savent pas comment explorer ces symptômes. Et les outils disponibles pour l’adulte ne sont pas adaptés à l’enfant », constate le médecin.
Lui et son équipe utilisent des ressorts du jeu vidéo pour faciliter l’acceptation de l’outil par les plus jeunes : grâce à un avatar personnalisé, l’enfant interagit avec le guide Lulu le lapin et plonge dans différents univers, en lien avec les diverses modalités sensorielles à tester. Après trois ans de recherche, la version test de l’application Mhasc est en cours de validation médicale. « Mhasc ne remplacera pas l’évaluation clinique, tient à préciser Renaud Jardri. Ce sera un outil de plus au service du clinicien. »
La communauté médicale s’accorde sur ce point : les serious games n’ont pas vocation à se substituer aux professionnels de santé. Au ­contraire, leur utilisation doit être finement encadrée. Que penser, alors, d’un outil comme Sparx ? Ce programme de jeu vidéo néo-zélandais, indiqué pour traiter la dépression de l’adolescent, est conçu pour être suivi seul par le patient.
A travers les yeux de son avatar, le joueur évolue dans un monde fantastique en 3D où il doit combattre de sombres pensées négatives. A chaque niveau de jeu correspond un module de thérapie cognitivo-comportementale avec différents items comme la relaxation, la gestion des émotions ou la résolution de problèmes. En 2012, une étude rigoureuse démontrait que Sparx était au moins aussi efficace que le traitement habituel constitué d’entretiens individuels.
La place du thérapeute ?
Le personnel soignant pourrait-il être détrôné par ce logiciel ? « Non, je ne pense pas que Sparx pourrait se substituer à une psychothérapie et soigner à lui seul une réelle dépression, avance Xavier Pommereau. Pour autant, c’est un outil de renforcement positif innovant, utilisable comme support de médiation par un soignant. »
Quelle place peut trouver le thérapeute ? Lancer l’activité, donner envie de jouer, gérer les blocages et les difficultés et faire un bilan, liste ­Julian Alvarez. Un même jeu donnera des résultats différents selon l’accompagnement mis en place. Pour Thomas Fovet, psychiatre au CHU de Lille et auteur d’un article sur les applications thérapeutiques du serious game en psychiatrie, « le thérapeute pourrait aussi permettre au patient de transférer, dans la vie réelle, les compétences acquises au sein du jeu ».
Un défi de taille, car « des patients très à l’aise dans le jeu s’avèrent parfois incapables de le transposer dans le quotidien », note Julian Alvarez. Au C3RP à Sainte-Anne, tout est mis en œuvre pour favoriser ce transfert. Les parti­cipants au programme Near sont incités à développer leur métacognition, c’est-à-dire la ­connaissance de leur propre fonctionnement cognitif.
« Le plus simple, c’est le transfert horizontal, qui concerne des tâches strictement comparables. Par exemple, mémoriser une liste de mots dans un jeu, puis retenir une liste de courses dans la vie. En revanche, le transfert vertical est plus complexe : il s’agit d’utiliser une même stratégie pour des tâches différentes », compare Lindsay Brenugat Herne.
Multiples contraintes
Pendant la séance, les participants identifient les fonctions cognitives utilisées et les stratégies mises en place, afin de les appliquer dans leur quotidien. Pour Karine, qui a participé au programme Near en 2015, le résultat est là : « J’avais beaucoup de mal à mémoriser, et les séances m’ont vraiment permis d’améliorer mon quotidien. Au début, on joue de manière intuitive. Puis on analyse le problème, on élabore des tactiques et c’est comme ça qu’on s’améliore. »
Ainsi, de multiples contraintes dictent la conception d’un serious game. Déjà, tenir compte de la réalité du patient. A quel rythme peut-il jouer ? Qu’est-il capable de mémoriser ? Autant de questions auxquelles le concepteur du jeu ne peut ­répondre sans l’appui d’un expert médical.
Pour guider ces échanges, Stéphanie Mader, chercheuse en game design (conception de jeux), a créé un modèle de capacité à jouer. L’objectif : caractériser de multiples paramètres comme la perception visuelle, la rapidité, la précision du mouvement, la mémoire…
« Alors que je travaillais sur un jeu pour des patients atteints d’Alzheimer, j’ai su tardivement qu’ils distinguaient mal le bleu du violet. J’ai dû modifier le prototype en conséquence », indique la chercheuse. Des contraintes qui rendent plus ­complexe la conception d’un jeu attrayant. Au risque d’une moindre motivation des joueurs et d’une efficacité limitée.
Mais, pour Stéphanie Mader, c’est loin d’être une fatalité. La chercheuse en est convaincue : avec un budget adéquat et une bonne méthodologie de conception, un serious game peut se révéler aussi attirant qu’un jeu de divertissement. Et combiner au mieux l’effet utilitaire et le jeu.

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