Spécialiste des réponses immunitaires aux infections chez les insectes, l’immunologiste Bruno Lemaitre a débuté sa carrière dans le laboratoire du professeur Jules Hoffmann, Prix Nobel de médecine en 2011. Il dirige aujourd’hui un laboratoire de recherche à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL, Suisse).
Au fil de sa vie professionnelle, il s’est pris de passion pour un tout autre sujet : l’influence des traits de personnalité des chercheurs, et en particulier du narcissisme, sur la science. Une thématique méconnue qu’il décortique dans un ouvrage étonnant : An Essay on Science and Narcissism (Essai sur la science et le narcissisme, autoédition, non traduit, disponible sur Internet et dans certaines librairies, 270 pages, 18 euros).
Pourquoi s’intéresser au narcissisme en science ?
Les personnalités narcissiques, et l’augmentation « épidémique » de ce trait de personnalité ces dernières décennies ont été très étudiées dans les pays anglo-saxons, mais beaucoup moins en France. C’est un prisme très intéressant pour comprendre le monde contemporain, et notamment celui de la recherche.
La science, comme la société, traverse une crise de valeurs avec une augmentation de la fraude, une montée des inégalités, une emphase excessive sur la communication. La forte compétition qui y prévaut est sans nul doute pour quelque chose. Une autre explication est de lier cette crise à la prévalence des narcissiques. Ces individus, souvent séduisants au premier abord, se caractérisent par leur obsession pour le statut, et se focalisent sur les bénéfices à court terme.
Ainsi, un chercheur narcissique élaborera facilement, à partir de données modestes, un article provocateur et brillantissime, qui lui permettra d’obtenir un poste à l’université et de nouveaux financements. Lorsque, dix ans après, la communauté se rend compte de la supercherie, il est trop tard ! La multiplication de tels actes entraîne une perte de confiance au sein du monde scientifique.
Les chercheurs américains avaient déjà remarqué qu’une grande majorité des acteurs de la crise financière de 2008 étaient narcissiques, obsédés par leur classement, le pouvoir et le sexe. Le narcissisme est aussi très prévalent dans le monde politique, de l’art et du show-business. Mais retrouver de telles personnalités en science est plus inattendu. Les scientifiques sont censés être plus objectifs, travailler dans un esprit communautaire, altruiste.
Réaliser que des comportements apparemment « stratégiques » sont liés à des traits de personnalité et fonctionnent à un niveau largement inconscient a été un choc pour moi, cela amène à raisonner autrement. Il est important de souligner que l’ego a aussi des aspects très positifs. Il en faut une certaine dose pour poursuivre ses passions, et en science l’originalité est recherchée.
Comment avez-vous procédé pour approfondir ce sujet, bien loin de vos thématiques de recherche ?
Je me suis immergé dans des domaines qui m’étaient inconnus : les travaux américains de psychologie sur le narcissisme ; ceux de la psychologie évolutionniste sur la dominance et les hiérarchies sociales.
J’ai commencé à lire, et c’est devenu une passion dévorante, puis une passion de chercheur. Dans les biographies de grands scientifiques, ces aspects sont peu développés, à part quelques allusions entre les lignes. Une exception est la biographie de l’immunologiste danois Niels Jerne – prix Nobel de médecine en 1984 – écrite par l’historien des sciences Thomas Söderquist.
Dans son livre, rédigé à partir de multiples entretiens avec Jerne, le biographe décrit toutes les facettes de ce chercheur, exemple caricatural de narcissique. Söderquist a eu du mal à terminer sa biographie, dégoûté de son sujet ! Il avait interrogé quelqu’un qu’il pensait être un grand homme, il a découvert tout autre chose.
Adulé de son vivant et considéré comme l’un des plus grands biologistes de son temps, Jerne est apparu comme séducteur, dominant et recherchant des situations qui le mettaient en situation de supériorité. Il avait tendance à transformer ses découvertes en moments mythiques, sans reconnaître la moindre filiation à d’autres chercheurs…
Sa vie personnelle est aussi emblématique du narcissisme. Il s’est marié trois fois et a été régulièrement infidèle. Sa première épouse, qu’il a négligée, a fini par se suicider. La deuxième est rapidement devenue une sorte d’esclave domestique et il s’est finalement remarié avec ce que les spécialistes appellent un « trophée » : une femme de vingt ans plus jeune que lui, très soignée, qui inconsciemment renvoie à son statut d’homme supérieur.
Le narcissisme est souvent associé à la phase sombre des « grands hommes », qui, par leur obsession pour la gloire, détruisent leurs proches. Les blessures sont profondes car ceux-ci ont été littéralement utilisés par le narcissique pour monter en puissance, puis abandonnés comme de vieilles chaussettes dès qu’ils ne lui sont plus utiles.
Quels sont pour vous les autres exemples les plus typiques ?
Jerne est un cas extrême mais les exemples sont innombrables. On peut citer Jacques Monod, l’un des fondateurs de la biologie moléculaire, Prix Nobel de médecine en 1965. Il ne fait pas de doute qu’il fut un grand scientifique, mais il est décrit par ses proches comme un intellectuel arrogant, avec un fort besoin de dominer. On peut se demander dans quelle mesure ces traits de personnalité ont joué un rôle dans l’attribution de son prix Nobel, et sur sa prééminence intellectuelle.
Vous décrivez plusieurs types de chercheurs narcissiques, quels sont-ils ?
En France, la figure classique est celle du « grand mandarin », aujourd’hui en perte de vitesse. C’est un scientifique qui n’est pas connu pour ses grandes idées, mais pour sa capacité à réussir dans un système dans lequel l’administration est très lourde. Son ambition personnelle fusionne avec celle de son laboratoire. Son mode de fonctionnement, c’est le donnant-donnant : il soutient les gens qui le soutiennent, inconsciemment bien sûr.
Le mandarin est un homme de réseaux qui lui permettent d’obtenir des financements, d’occuper le terrain médiatique, de publier dans les meilleures revues, d’obtenir des prix prestigieux… Pour des récompenses comme les Nobel, il faut se battre pour être le plus visible, et les narcissiques ont cette capacité innée à être visible.
Un autre exemple plus moderne est le chercheur visionnaire. Pour lui, la science est une start-up, il sait trouver les mots-clés sexy pour charmer les politiques, les investisseurs et les journalistes. Il est sans arrêt engagé dans des mégaprojets à fort impact médiatique, où il brûle beaucoup d’argent sans forcément beaucoup de résultats.
Cette agitation fascine sur le moment mais masque un manque de profondeur à long terme. Le mandarin et le visionnaire sont deux figures facilement reconnaissables mais, dans la réalité, le narcissisme influence la science de manière plus subtile.
Réseautage, fraude scientifique… Les conséquences du narcissisme sur la science, que vous citez, ont de quoi inquiéter.
Une des conséquences négatives du narcissisme est de détruire la confiance nécessaire au bon fonctionnement d’une communauté. Par son comportement égoïste, le narcissique tire des avantages personnels, mais il entraîne les autres à faire de même. A la fin, on est tous perdants.
Aujourd’hui, la communauté scientifique s’organise pour lutter contre les fraudes et des voix s’élèvent pour un système plus égalitaire. Mais ce n’est pas si simple car les universités, sous la pression des politiques, sont en lutte pour plus de visibilité, ce qui favorise les personnalités narcissiques, capables de capter l’attention.
Les institutions ont tendance aussi à protéger les fraudeurs pour garder une bonne image auprès du public. Cela rend d’autant plus important le travail des lanceurs d’alerte qui révèlent les dysfonctionnements.
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