Ma fille aînée, interne en médecine, prenait un pot au Carillon avec ses collègues de l’hôpital Saint-Louis, en cette belle soirée du 13 novembre. Trop nombreux pour s’attabler comme à leur habitude en terrasse, ils se sont résignés à s’asseoir au fond de la salle. Avoir la vie sauve a tenu, ce soir-là, à de menus détails. Après la fusillade, après avoir attendu la mort, recroquevillés sous cette table du fond décidément salutaire, se demandant dans quelle position ils pourraient le moins souffrir ou subir de moins terribles dommages, ils se sont trouvés face au charnier et ils ont tenté, avec les moyens du bord, de soigner les survivants, avant, comme nous tous, de trouver le temps de pleurer les morts.
Ils sont cette jeunesse banale, pétrie de sociabilité, qui aime boire et danser, se mélanger le soir sur les trottoirs des bistrots, garçons, filles, couples hétéros et homos, des jeunes qui conjuguent avec naturel l’art du vivre-ensemble et du métissage, et qui trouvent évident, même en état de choc, de secourir leur prochain lorsqu’il gît inanimé sur le sol. Des citoyens qui ont tété dès le berceau la liberté et l’égalité sans se douter qu’un jour, il faudrait peut-être combattre pour défendre leurs valeurs, comme leurs aïeux avaient toujours appris à s’y résoudre. C’est lorsque nous nous asphyxions que nous mesurons le prix de l’air que nous respirons. Ils sont ces jeunes qui aiment la vie et qui n’ont jamais eu à redouter la mort.
Spirale du malaise et de l’exclusion
Des semaines ont passé. J’ai repris mes consultations et ma collaboration avec le Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam, et retrouvé ces familles au sein desquelles un jeune se radicalise et s’engage parfois pour le djihad. Oserai-je le dire aujourd’hui, et dans ce contexte où il est de bon ton d’opposer deux jeunesses : ces jeunes gens que je reçois depuis plusieurs mois sont bien peu différents, avant qu’ils ne sombrent dans la spirale du malaise et de l’exclusion, de ces autres qui peuplent joyeusement les cafés de nos centres-villes. Ce ne sont pas des marginaux, ils appartiennent à la classe moyenne. Leurs familles sont françaises, laïques, catholiques, juives ou musulmanes, bien peu pratiquantes. Ils ressemblent étrangement à ces adolescents qui me consultent avec leur famille depuis plus de trente ans, des jeunes filles qui tombent dans l’anorexie et se laissent parfois mourir de faim, des jeunes gens qui jouent leur vie à la roulette russe en s’injectant des produits stupéfiants, des ados qui prennent en permanence des risques, en se scarifiant, en livrant leur corps en pâture. Des jeunes qui s’immolent sur l’autel de leur famille en leur criant : ma mort est plus belle que votre vie, et ma destruction bien plus désirable que votre existence misérable.
Ces apprentis djihadistes que je suis amené à rencontrer ont la même posture de martyr, ils sont dans le même défi, animés par cette ultime conviction : mettre leur mort en jeu pour tenter de donner un sens à leur existence. Mais ceux-là, contrairement à mes adolescents anorexiques ou toxicos, ont rencontré dans leur parcours des rabatteurs trop contents de pouvoir agrandir leurs failles et abuser de leur désarroi, en leur promettant un destin risqué mais triomphant, à la mesure de leurs attentes grandioses.
Transformer le foyer familial en champ de bataille
Pauline, rattrapée de justesse à l’aéroport, munie d’un faux passeport, juste avant son départ pour la Syrie via la Turquie, avait quelques mois auparavant posté sur Internet : « Mes parents ne me comprennent pas, je suis triste et seule, mes amies sont trop futiles, j’aimerais tant me rendre utile et sauver le monde… » Elle a dès lors mis le doigt dans l’engrenage infernal d’une troupe de rabatteurs virtuels qui l’ont subtilement amenée, par un discours pseudo-humanitaire, puis amoureux, à s’isoler de ses amis, à effacer ses contours avec un niqab, à s’enfermer dans une vision complotiste, puis paranoïaque du monde, à transformer le foyer familial en champ de bataille.
Pauline est tombée dans le piège de la dissonance cognitive, n’allant voir sur Internet que les sites qui renforcent ses convictions, les autres étant jugés manipulés par la propagande occidentale. Les membres de son groupe virtuel sont devenus les seules personnes dignes de sa confiance. Une confiance absolue. Ils sont sa nouvelle famille, plus forte que sa famille d’origine. Une fois ancrée l’adhésion à une charia de pacotille, aller jusqu’au sacrifice de sa vie lui a semblé aller de soi. D’autant que l’inflation narcissique produite par les recruteurs lui a confirmé son destin de femme exceptionnelle. Elle a comme beaucoup d’autres fétichisé le voile. Car pour bien des jeunes filles, le port du voile révèle une dimension de revendication identitaire avant d’être religieuse, dans cette période particulièrement critique de l’adolescence.
« Rideau » dans sa traduction littérale, le voile est une tentative de séparation, une césure, une frontière entre le corps de l’adolescente et le corps familial, une émancipation paradoxale. Symbole de la virginité, réplique érotisée du voile hyménal intérieur, il est soumission et puissance, virginité et sexualité, autonomie et dépendance. Aux arrêts d’autobus, nombreux sont les jeunes gens qui l’ont interpellée respectueusement pour la demander en mariage. Ce corps, que le psychisme de la jeune fille a tant de mal à se représenter, ce corps frontière entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, ce corps qui peine à se transformer et à se dévoiler, peut être à l’adolescence soumis à de multiples maltraitances, affamé dans l’anorexie, rempli et vidé dans la boulimie, tourmenté, exhibé et sexualisé sans plaisir…
L’enfant, cet étranger si familier
Pauline a, selon le mot d’Olivier Roy, « islamisé » sa révolte adolescente. Et face à cette crise d’adolescence « radicale », ses parents fous d’angoisse ont subi de leur fille les rationalisations tordues, les prêches pseudo-religieux, les prières incessantes, la disparition des bouteilles d’alcool et de parfum, la destruction des bibelots, l’interdiction de la musique. Ils ont tout subi, comme d’autres parents ont subi des jeunes filles décharnées qui se trouvent obèses en mangeant une feuille de laitue par jour, ou la disparition de l’argent et des bijoux, ou l’attente des nuits entières que leur enfant ivre mort arrête le moteur de sa mobylette. Ils tiennent par amour, par culpabilité, parce qu’ils sentent bien que leur enfant, cet étranger si familier, ne fait que raviver d’autres failles plus anciennes, d’autres conflits inexprimés, d’autres secrets inavoués.
Mais ne nous y trompons pas, la frontière est bien ténue entre l’ado qui va bien et qui s’engage à tâtons dans la quête de l’autre et l’amour de l’existence, et celui qui se trouve englouti dans la dynamique infernale de la haine de soi et de la pulsion de mort. Bien sûr, toutes les familles ne connaissent pas les mêmes atermoiements, des pères peuvent être plus ou moins absents ou violents, des mères se montrent différemment intrusives ou déprimées, les deuils, les traumas, les ruptures sont diversement omniprésents. Mais l’agencement de ces failles finalement si communes, la résilience propre à chaque adolescent font que ces parcours prennent des tours mystérieux, imprévus et que la peur de la vie peut obstruer à tout moment l’exaltation à être et à désirer.
Pauline, Matthieu, Laura, tous ces jeunes que j’ai reçus ces derniers mois avec leur famille, ne sont certes pas des Kouachi ou des Merah, et leur parcours est moins fracassé par les difficultés sociales ou d’intégration, que par l’impossibilité psychique d’affronter leur propre désarroi. Ce sont des jeunes pour qui la nécessité naturelle de la séparation adolescente tourne mal. Ils sont peu nombreux, car, ne l’oublions pas, les ados qui vont mal sont bien moins nombreux que ceux qui vont bien. Mais ils ne sont pas d’une espèce différente de celle de ma fille et sa bande de jeunes internes, terrorisés sous les tables du Carillon.
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