LE MONDE | | Par François Béguin
L’hôpital public se prépare à connaître coup sur coup plusieurs réformes majeures et délicates de l’organisation d’une partie de ses personnels. Qu’il s’agisse de l’encadrement plus strict du temps de travail des internes depuis le 1er mai, du plafonnement de celui des médecins urgentistes à partir du 1er juillet ou de la réorganisation des 35 heures chez les 75 000 salariés paramédicaux et administratifs de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) au 1er janvier 2016, l’hôpital se métamorphose et réinvente à marche forcée ses modes de fonctionnement, entre révolution culturelle et casse-tête budgétaire.
Les responsables des hôpitaux sont aujourd’hui tiraillés entre des demandes contradictoires, les revendications de certains médecins à plus de temps libre et les demandes d’économies des pouvoirs publics. Et ils cherchent comment dégager des marges de manœuvre sans dégrader la qualité de l’offre de soins.
C’est pour « préserver l’emploi » et « trouver une organisation du travail plus efficiente » que l’AP-HP, le « navire amiral » de l’hôpital public en France, avec ses 38 hôpitaux, a lancé, mercredi 6 mai, une discussion visant à « revisiter les modalités » des 35 heures pour ses 75 000 salariés paramédicaux et administratifs. « L’AP-HP aurait pu choisir la solution de facilité qui consiste à faire de l’emploi hospitalier une simple variable d’ajustement », a fait valoir Martin Hirsch, son directeur général, qui a assuré refuser « la tentation de prendre le chemin le plus direct » consistant à supprimer sur « cinq ans environ 4 000 emplois ».
Une journée de 7 h 30
Une partie des salariés ne peut pas prendre ses RTT en raison d’un manque d’effectifs, et les provisionne sur un compte épargne-temps (pour près de 74 millions d’euros fin 2014). La direction propose le passage à une journée de 7 h 30 contre 7 h 36 ou 7 h 50 aujourd’hui, ce qui donnerait lieu à 15 RTT par an contre 20 aujourd’hui.
Et, si la moitié des hôpitaux français ont déjà renégocié leurs accords sur le temps de travail, les discussions à l’AP-HP sont suivies de près car, en cas de succès, cet accord pourrait être imité. « Il n’est nullement question d’une remise en cause du cadre réglementaire des 35 heures ; il s’agit des modalités de leur mise en œuvre », explique le ministère de la santé, où l’on dit suivre les discussions « avec attention, compte tenu de l’importance de l’AP-HP », mais sans souhaiter pour autant que ce débat « déborde le cadre de l’établissement ».
La CGT, majoritaire à l’AP-HP, appelle avec plusieurs autres organisations à une journée de mobilisation jeudi 21 mai et juge le climat « explosif ». « Il y a des choses à faire sur l’organisation du temps de travail mais la direction n’a pas de marge de manœuvre, il faudrait que Martin Hirsch puisse mettre du biscuit sur la table », explique Christophe Prudhomme, de la CGT-Santé.
Pour le sociologue Frédéric Pierru, cette discussion sur le temps de travail à l’hôpital a lieu dans un contexte particulier. « Depuis dix ans, l’hôpital est devenu une usine à soins qui fonctionne à flux tendus. Et cette intensification du travail s’accompagne d’un sentiment diffus de non-reconnaissance, aussi bien financièrement que symboliquement. » Et tous les personnels ne bénéficieront pas de la redistribution des cartes. « Les médecins, qui sont une ressource rare, vont imposer leurs conditions aux pouvoirs publics. Et c’est aux précaires, aux intérimaires et aux paramédicaux que l’on va demander de compenser les concessions faites aux médecins. »
Les grands gagnants devraient effectivement être les 8 000 médecins urgentistes, en travail « posté », qui vont exercer à partir du 1er juillet avec un plafond horaire de 39 heures hebdomadaires au contact des patients, et de 9 heures de travail non clinique. Le temps médical supplémentaire ouvrira droit à des heures supplémentaires rémunérées ou à des récupérations. « C’est une petite révolution pour l’hôpital », se félicite Christophe Prudhomme, également porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France. Pour lui, cette réforme, obtenue en décembre après une menace de grève, témoigne d’un « changement de mentalité qui correspond à l’évolution du monde médical. Les jeunes médecins ne sont pas prêts à flinguer leur vie de famille ».
Corvéables à merci
Chez les directeurs d’hôpitaux, on s’inquiète d’un effet boule de neige de cet accord. Une partie des 4 500 anesthésistes-réanimateurs, dont les conditions de travail sont proches, demandent à leur tour de bénéficier de ce changement. D’autres pourraient leur emboîter le pas. « La question du temps de travail est la préoccupation principale des médecins hospitaliers, souligne Nicole Smolski, la présidente de l’intersyndicale Avenir hospitalier. Ils en ont marre d’avoir l’impression d’être corvéables à merci et de travailler parfois plus de 60 heures par semaine. »
« Il va y avoir un phénomène de contagion », redoute Loïc Capron, le président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP. Comment fait-on tourner les services avec ces temps de travail réduits ? » Il déplore la disparition du « dévouement » et de « l’abnégation » des médecins hospitaliers qui vivaient comme des « moines-soldats » et ne comptaient pas leurs heures. « Avec cet accord, on met le doigt dans un engrenage dangereux », abonde Frédéric Valletoux, le président de la Fédération hospitalière de France. Pour lui, une « conférence nationale sur le temps de travail à l’hôpital » doit aborder cette question « de façon globale et non catégorie par catégorie, établissement par établissement »…
Parallèlement à cette réforme, une directive européenne interdit théoriquement depuis le 1er mai aux internes de travailler plus de 48 heures par semaine. Leurs obligations de service passent de 11 à 10 demi-journées par semaine. Du coup, « l’organisation du travail à l’hôpital devient un vrai casse-tête », estime un cadre hospitalier. « Il y a une mise en place progressive des tableaux de service et, dans la plupart des établissements, ça n’a rien changé, le quotidien des internes n’a pas été modifié », constate Mélanie Marquet, la présidente de l’intersyndicale nationale des internes, pour qui la réforme n’est applicable que si « les services se réorganisent ».
Ce nouvel encadrement du temps de travail représente « une rupture culturelle à laquelle l’hôpital ne s’est pas beaucoup préparé, constate Philippe Domy, le président de la Conférence des directeurs généraux de centres hospitaliers régionaux et universitaires. On a ouvert la boîte de Pandore et, pour faire face à ces surcoûts de fonctionnement, il faudra inévitablement toucher à l’emploi ».
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