Une sœur, on sait ce que c’est. Les frères Herlem connaissent des garçons qui en ont. «Généralement leur sœur vit chez eux, avec eux, les embête, entre dans leur chambre, touche à leurs affaires, est de trop, c’est ce qu’ils nous en disent.» Eux ont une sœur, et en même temps, ils n’en ont pas. Ils sont tranquilles, mais pas vraiment non plus. Leur sœur aînée, Françoise, vit ailleurs. C’est une écrasante absence. Un dimanche où, exceptionnellement, elle est là, à table (formica jaune des Trente glorieuses), le plus jeune des deux garçons - le narrateur, l’auteur, né le 4 mars 1950 - dit :«Qui c’est ?»
Françoise a été lobotomisée à l’âge de 14 ans, le 21 juin 1952. Rien que de l’écrire, le mot fait peur. «Depuis l’adolescence, depuis que je suis en âge de comprendre l’intervention pratiquée sur ma sœur (mais peut-on jamais comprendre une telle chose ?), l’opération a suscité en moi un effroi indicible.»


 Pascal Herlem s’astreint à décrire l’opération, après la radio encéphalographie gazeuse, «une vraie torture». Pourquoi a-t-on décidé d’intervenir sur le cerveau de cette adolescente qu’on handicape à vie ? Pour «la rendre plus docile». La puberté, aux yeux de la mère, aggrave la nature dérangeante d’une enfant déjà invivable. Françoise, née fin 1937, a une encéphalite convulsive à l’âge de dix mois qui prélude à «une interminable série de calamités», dont une mastoïdite méningée, plus tard des crises d’épilepsie. Elle ne supporte pas d’être séparée de sa mère. A l’école ça se passe mal, et encore plus mal quand naît son premier frère en 1944. On l’éloigne quand s’annonce le second, c’est vital pour la mère enceinte, et pour le bébé : «J’arrive, elle part.»

De 12 à 14 ans, Françoise est confiée à un couvent de Visitandines. Après l’opération, des Franciscaines l’accueillent à Saint-Maur-des-Fossés : «Ville au nom peu engageant, où s’entendent les mots sein, mort, fosse… qui résonnent étrangement avec l’histoire de la mère et la fille», écrit Pascal Herlem. Il a ainsi, une fois ou deux, des tentations lacaniennes. Il est vrai qu’il est psychanalyste dans la vie, mais dans ce récit, il est surtout écrivain. Il déjoue les pièges de la plainte égocentrique en refusant l’hypocrite «écriture blanche», et en éliminant discrètement ce qui relève du possessif. Il dit «ma mère» et «ma sœur», mais il choisit souvent «Lucienne», qui est«la mère de Françoise».
Pendant quelque temps, vers 1937, les parents auront été heureux.«Chacun comptait sur l’autre pour lui épargner le retour des anciennes blessures, faute, bébé mort, bâtard, pauvreté, faim, amour perdu et honte.» Lucienne se consacre à restaurer un blason familial saccagé deux générations avant elle. Françoise, qui incarne l’échec, sera à l’origine d’une réussite : la création, en compagnie de comtesses pareillement affligées d’une progéniture hors norme, d’une association puis d’une résidence. Françoise y emménage en 1980, à 42 ans, après seize années «plutôt calmes» à l’hôpital psychiatrique de Limoges. Sa vie ne s’arrête pas là. A son frère, Françoise chante parfois une chanson drôle qui, espère-t-elle,«ferait rire papa»«Si Françoise est si soucieuse de faire rire, c’est pour ne pas faire pleurer. C’est elle un jour qui me l’a dit.»
Claire DEVARRIEUX
Pascal HerlemLa Sœur L’Arbalète/Gallimard, 120 pp.,