C’est une voix souveraine et un peu fêlée, une raison qui garde mémoire de la folie, une écriture en quête de clameur. En 1974, cinq ans avant sa disparition, le philosophe italien Giorgio Colli s’exprime à la radio. Traducteur d’Aristote et grand spécialiste de Nietzsche, auteur d’un travail monumental sur les sagesses grecques, cet esprit secret prend le micro pour une série d’émissions où il raconte l’émergence de la philosophie occidentale, avec une magnifique érudition et sur le mode du dépit amer. Un « bouleversement fatal », voilà en effet, pour Giorgio Colli, ce qui restera attaché au nom de Platon, comme en témoigne La Naissance de la philosophie, le bref ouvrage tiré de cette série radiophonique, réédité dans une belle collection de poche que lancent les Editions de l’Eclat (120 p., 7 €).
La lecture de ce livre enchante et surprend, tant elle charrie de paradoxes. Impeccablement rédigé, ce texte n’en fustige pas moins la chose écrite pour faire l’éloge de l’oralité propre aux sagesses présocratiques. D’une belle élégance stylistique, ce discours reproche toutefois à Platon d’avoir inventé une « forme littéraire » en rupture avec les modes d’expression, énigmatiques et poétiques, qui l’avaient précédée. Solidement charpenté, cet essai n’hésite pas à brocarder la raison dialectique comme une puissance destructrice, bâtie sur les ruines d’une parole archaïque dont la folie faisait à la fois la fécondité. Page après page, on croise Apollon et Dionysos mais aussi Héraclite, Parménide et Zénon d’Elée. A l’horizon, pour Colli, se profile toujours la menace d’une chute, d’une décadence : de la sagesse à la philosophie, du mystère à la raison, de l’exaltation à l’abstraction. La philosophie est une littérature rationnelle, sèche, qui a oublié la folie créatrice, la religion primordiale, « le fond caché des choses » : voilà tout ce que Giorgio Colli voulait dire, ce qu’il a dit avec tant de force.
Sous sa plume, toute l’histoire de la philosophie se résume à ce renoncement ravageur, qui fait de chaque penseur un sage déchu et un écrivain accompli.
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