PORTRAIT
Cette traductrice et romancière polonaise s’est rongée les sangs jusqu’à la folie lors des reportages de guerre de son mari.
Une ville africaine inconnue, une longue rue, et, éparpillés ici et là sur la chaussée, des restes humains : un bras, un rein, une jambe… La balade macabre s’achève avec la découverte d’un téléphone portable, lui aussi jeté sur le sol.
Ce terrible cauchemar, Grazyna Jagielska l’a fait nombre de fois et le fait encore. Et, à lui seul, il raconte beaucoup : la peur, la solitude, la mort, la crainte de la sonnerie du mobile qui lui annoncera, avec une voix de circonstance, que son mari ne reviendra plus. Car, jusqu’il y a peu, la vie de Grazyna était celle d’une Pénélope christique. La croix qu’elle portait alors, et elle la portera jusqu’à la folie, est celle de son amour fusionnel pour Wojtek, grand reporter pour le célèbre quotidien polonais Gazeta. Cela l’amenait à voyager à travers les orages de plomb, à aller de front en front, de charnier en charnier, du Cachemire à l’Afghanistan, de la Tchétchénie au Sri Lanka. Plus il partait, plus la croix de Grazyna se faisait lourde. Et plus âpre était la montée de son golgotha intime, un tranquille appartement de Varsovie où elle passait ses journées, une fois les deux enfants à l’école, avec la seule compagnie de ses angoisses.
Ce quotidien mortifère, Grazyna le raconte dans un livre, Amour de pierre, qui a eu un grand succès en Pologne. C’est la première fois qu’une femme confie comment elle a vécu les 53 guerres qu’a suivies son mari. Ou, plutôt, comment elle a fini par ne plus supporter les départs, les séparations, ni surtout les dangers qu’il encourait. Au point de développer, à sa place, cette grave dépression propre aux soldats sur le front et aux correspondants de guerre que les médecins appellent le SPT, ou stress post-traumatique. Les symptômes ? «Je passais mon temps à l’attendre, je ne pouvais rien faire d’autre. Cela n’arrêtait jamais. Car, quand il revenait, j’attendais son prochain départ, j’écoutais les nouvelles à la radio en me demandant laquelle risquait de le faire repartir», explique-t-elle depuis Paris où elle est venue faire la promotion de son livre. «Avant, j’étais très active. Mais, à force de l’attendre, je suis devenue complètement passive, plus rien d’autre n’avait d’importance. Je n’arrivais plus à travailler, à rester en famille. Sans compter qu’il me fallait cacher mes sentiments. Et faire semblant de vivre normalement. Peu à peu, je me condamnais à la solitude.»
En principe, c’est une route heureuse que s’attendait à suivre Grazyna, une jolie fille de bonne famille, traductrice d’une quarantaine d’ouvrages et romancière. Mais la rencontre de Wojtek, avec lequel elle partage l’envie de découvrir le monde, et qui débouche sur un beau mariage, va bien vite devenir une bifurcation qui la conduira au bord du précipice. C’est difficile d’accepter de vivre avec Ulysse quand on ne se sent pas une âme de Pénélope. Si bien que ce couple, constitué de deux solides personnalités, va vite être rejoint par «une troisième force», les désirs de départ du mari. Cela va se glisser entre eux, régner sur leur vie et, comme l’écrit Grazyna,«tout [lui] prendre». Rapidement, sa vie se divise en périodes d’attente et en instants de retour. «Mais, je me souviens mieux de l’attente, précise-t-elle. Je confonds les retours, ils se ressemblent tous. Wojtek ouvre la porte avec sa clé de notre appartement qu’il a gardée avec lui. Il dit : "Eh bien, me voilà !"»
Bientôt, les deux jeunes amoureux ne parviennent plus à communiquer, et elle n’arrive plus à se défendre : «Wojtek fait de ma vie un cauchemar […].» Elle ajoute : «Il me refile les saletés qu’il attrape à travers le monde.» Les saloperies ? D’abord, «la peur. Mais aussi les doutes qui surgissent vers 3 heures du matin. Les satisfecit que lui rapporte son travail sont-ils aussi importants qu’il le croit ? […]. Et puis, il y a les souvenirs de guerre détestables. Il va même me transmettre son inquiétude au sujet de l’insensibilité qui lui vient devant les images violentes. Elles ne lui font presque plus peur. Mais puisque moi, elles m’effrayent, tout est en ordre.»
Le couple envisage même de se séparer. Il va voir un avocat. Mais, il faudrait un adultère. La prise de Xanax, et autres antidépresseurs, ne constitue en rien une raison suffisante. Et puis, l’amour est toujours là, et Grazyna craint que son mari, qui ne sait rien faire d’autre que partir à la guerre, et écrire sur les conflits, ne sache pas se débrouiller seul. En septembre 1995, elle se décide à apprendre la photo afin de pouvoir le suivre sur les terrains d’opération : «Il se montrait plutôt réticent à cette idée, mais je faisais mine de ne pas le remarquer. Nous allions partir à la guerre ensemble, pour abattre cette barrière dressée entre nous, pour retrouver ce qui nous liait jadis.» Le voyage en des terres brûlées est investi de la même valeur que les séjours dans ces îles paradisiaques où les amours fatiguées essayent, vainement la plupart du temps, de se ressourcer. «La guerre nous avait séparés, et c’est elle qui devait devenir le fondement de notre nouvelle entente.»
Les voilà donc au Cachemire, au Sri Lanka, en Afghanistan, où ils seront un temps kidnappés. Mais ce départ à deux ne sera qu’une fuite en avant. Les conflits armés ne sont pas la tasse de thé de la jeune femme. «Je pense à ma maison et à mon enfant. La fontaine de l’appartement donne sur la fontaine du square. Je vois le contour des jeunes arbres. Une nouvelle fois, je ne peux pas croire que je fais ce que je fais. J’attends une fusillade pour partir dans sa direction. Pourquoi est-ce que je fais ça, puisque de la fenêtre de mon appartement, on aperçoit la fontaine du square et le contour des jeunes arbres…», raconte-t-elle sur son expérience au Cachemire.
En 2001, Grazyna perd la notion du temps. Elle ne travaille plus. Elle se sépare de ses amis et vit avec «des réserves de somnifères collées au mur du placard». Pour la première fois, lorsque son mari repart pour un nouveau conflit, elle ne lui demande pas où il va, et n’en ressent pas le besoin. Elle s’est dépossédée du réel. «L’obsession de la mort de l’être aimé m’a conduite à ma propre perte», remarque-t-elle simplement. Un jour, après avoir annoncé à l’infirmière, qui soignait son fils, que son «mari était mort» - il était à la rédaction de son journal -, Grazyna se retrouve en hôpital psychiatrique avant d’accepter son admission dans une maison de repos.
Wojtek finira heureusement par renoncer à être grand reporter pour s’occuper de politique intérieure. Elle peut donc sortir de sa maison de repos, revivre, recommencer à écrire. L’amour a fini par gagner face à la guerre. Le couple retrouve la symbiose parfaite au point que son mari l’appelle chaque jour toutes les deux ou trois heures : «Il manifeste tant de bonne volonté à mon égard, et tant d’amour, que je suis incapable de dire s’il regrette ce à quoi il a renoncé. Si c’est le cas, ça ne se voit pas à l’extérieur.» Mais qui sait ?
EN 5 DATES
Décembre 1962 Naissance.
Mai 1986 Mariage.
Septembre 1995 Apprend la photographie pour partir à la guerre avec son mari. 1996 Prise en otage en Afghanistan avec son mari. 2014 Parution, en français, de son récit autobiographique Amour de pierre, éditions des Equateurs.
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