Une joyeuse célébration du penser par soi-même, voilà à quoi nous convie le poète et essayiste Hans Magnus Enzensberger dans Le Panoptique. Membre du Groupe 47 qui renouvela la littérature allemande après-guerre, biographe de l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti (1896-1936), il se livre ici à la critique des normes et de ceux qui les gardent : « sachants » de tout poil, économistes, statisticiens ou savants autorisés. Bref « la phalange des zélotes, des doctrinaires et des fanatiques incapables de supporter l’existence de l’Insondable ». Sa thèse : pour protéger nos libertés, il faut défendre la réflexion personnelle contre les ambitions totalisantes de la théorie officielle et de la technologie, qui entendent expliquer ou prédire l’ensemble de nos comportements, voire de nos désirs, et, par là, dicter notre conduite.
Vaste programme ! Et l’on craint d’abord que l’entreprise, en 200 pages, soit confuse ou dérisoire ; mais elle tient tout entière sur son style et sa méthode. L’ouvrage est une collection de vingt essais nerveux qui ne se départissent jamais d’une érudition légère mais précise, et d’un humour mordant. Chacun s’attache à un objet particulier dont l’analyse provoque de subtiles réflexions plus générales – dans le fil d’un Montaigne ou des encyclopédistes dont l’auteur revendique l’héritage.
On s’amuse ainsi, avec lui, des philologues de salon qui, au début du XIXe siècle, ont voulu émanciper les peuples européens de leurs empires en forgeant de nouvelles nations à partir des idiomes. Hélas les bains de sang du XXe siècle ont eu raison de leurs chimères. La subversion dans l’art ? Une aubaine pour capitalistes experts, qui ont rentabilisé la « critique du système » jusqu’à faire exploser la cote d’Andy Warhol ou des manuscrits d’André Breton. Adresse au lecteur : en matière de goût, « la vraie faute, c’est de se confier au marché plutôt qu’à ses propres yeux ». Quant aux apôtres de la dérégulation du marché qui conduisent si régulièrement à la crise, leur procès est l’occasion de réhabiliter le circuit du don, voire la superstition et l’irrationalité dans les attitudes économiques.
Parfois pourtant, l’auteur se laisse prendre à son propre piège et se fait lui-même prescripteur. A ce titre, le dénigrement de la« nouvelle musique » et notamment de la techno, accusée d’avoir tué la mélodie au grand dam des fans de rock et de pop, est un rien obtus, et l’analyse un peu courte. Mais il reste beaucoup à garder dans cette pensée qui butine avec gourmandise sur les chemins de traverse, citant L’Odyssée aussi bien que le père de la génétique Gregor Mendel ou le romancier d’espionnage John Le Carré. Les curieux de tout y trouveront une analyse de la tache qui obsède nos sociétés hygiénistes, une biographie d’Alexander Von Humboldt ou un commentaire décapant des « philosophes des valeurs »allemands… Entre autres sucreries intellectuelles dont l’acide vient opportunément réveiller l’esprit.
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