La droite va-t-elle gagner aussi la bataille du genre ? Pourtant, sur les questions sexuelles au moins, la présidence de François Hollande avait bien commencé : à défaut d’autres succès, le gouvernement y imposait alors son langage. Contre les stéréotypes de genre, Najat Vallaud-Belkacem affirmait avec force que la revendication d’égalité ne peut faire l’économie d’une critique des normes ; et, dans son nom même, la «Manif pour tous» se contentait de répondre au «mariage pour tous», allant jusqu’à emprunter son slogan à la gauche de la gauche : «On (ne) lâche rien !».
Certes, les apôtres du consensus ont déploré les clivages creusés par ces polémiques - comme si, en démocratie, l’union nationale était possible ou même souhaitable. On aurait mieux fait de s’en réjouir. Sans doute la droite s’est-elle mobilisée en réaction ; l’opinion de gauche s’est elle ralliée à l’égalité de genre, mais aussi des sexualités. Telle figure intellectuelle, qui défendait sous Lionel Jospin «l’ordre symbolique» contre le pacs, s’est ainsi métamorphosée en pionnière de la modernité sexuelle. Bref, le sens commun socialiste a renoué avec le progrès des mœurs.
Mais ce printemps du genre n’est plus d’actualité. Aujourd’hui, la croisade contre la supposée «théorie-du-genre» impose son vocabulaire. Tandis que le gouvernement a renoncé à parler de PMA (procréation médicalement assistée), ses adversaires portent le combat contre la GPA (gestation pour autrui). Les renoncements socialistes doivent beaucoup au manque de courage ; mais ils participent aussi d’une stratégie politique - si absurde soit-elle. François Hollande l’a dit d’emblée, après le vote de la loi Taubira, et Manuel Valls l’a répété en arrivant à Matignon, l’heure n’est plus aux réformes de société. Fini le genre, place à l’économie : il serait grand temps de se consacrer aux choses sérieuses - la politique d’austérité ! Or, abandonner la modernité sexuelle, c’est encourager les plus droitiers à prolonger la lutte, tout en risquant d’effacer la dernière différence entre le PS et la droite (du moins celle d’Alain Juppé, rallié à l’ouverture du mariage et de l’adoption), soit deux manières de faire le jeu de l’extrême droite. Encore faut-il justifier idéologiquement ce nouveau revirement, qui prend à revers l’évolution de l’électorat de gauche. Il ne suffit plus d’invoquer les charmes désuets de la séduction à la française, ni d’attiser un antiféminisme libertaire pour soixante-huitards vieillissants. A défaut d’être progressiste, il convient au moins de le paraître.
Fleurissent ainsi d’improbables écologistes qui, contre la technique, brandissent la biologie. Leur rejet des technologies de la reproduction devrait logiquement les conduire à refuser la contraception chimique pour lui préférer des méthodes dites «naturelles». Aussi peut-on douter que cette version laïcisée de «l’écologie humaine», lancée par Benoît XVI contre la reconnaissance des couples de même sexe, emporte les suffrages. D’ailleurs, à gauche, on n’ose plus affirmer que l’homosexualité serait contre-nature.
Reste donc, si l’écologie ne fait pas l’affaire, la rhétorique anticapitaliste. Contre la marchandisation des corps, des sexes et des ventres, on invoque «l’exception sexuelle». C’est comme l’exception culturelle : à l’empire des marchés, on veut soustraire un domaine, culture ou bien nature. La même logique anime l’abolitionnisme contre la prostitution et le refus de la GPA, commerciale ou pas. Même la PMA serait un grand marché - et qu’importe qu’en France, où le don d’ovocytes est gratuit, elle soit sous contrôle de l’Etat ? Cette rhétorique ne s’embarrasse pas des faits.
Qu’elle émerge quand le socialisme de gouvernement achève sa conversion au néolibéralisme donne à penser : l’exception sexuelle confirmerait-elle la règle des marchés ? Telle personnalité socialiste, qui prétendait exclure les couples de même sexe de la filiation, tonne aujourd’hui contre la marchandisation du corps féminin. La droite l’applaudit ; il est vrai qu’elle n’a jamais protesté contre la promotion, par sa famille politique, des logiques néolibérales : celles-ci épargneraient-elles le corps des travailleuses ? Ou le combat contre l’exploitation s’arrêterait-il au sexe ?
Commençons déjà par là, répondra-t-on. Encore faut-il s’entendre. Quand on dénonce l’intrusion du marché dans la maternité, croit-on vraiment qu’il n’y touche que ses formes nouvelles ? Adopter ou donner naissance, élever des enfants et les faire garder, confronte bien la maternité au pouvoir de l’argent. La contraception et l’avortement n’y échappent pas non plus. Quand avoir des enfants, et combien ? Les déterminations économiques ne se cantonnent pas au monde du travail : elles traversent notre intimité.
Oublions la fable d’un monde où le sexe «normal» ferait exception au marché. Avec l’anthropologue féministe Paola Tabet, pensons «l’échange économico-sexuel» : entre le sexe vénal et le sexe conjugal, elle démontre un continuum. La sociologue Viviana Zelizer y insiste : les rapports économiques et affectifs sont étroitement imbriqués. Sans même parler du mariage, songeons à la circulation monétaire entre parents et enfants. Dira-t-on que l’argent pollue l’amour, les sentiments et le désir ? Pour continuer à rêver d’une intimité affective ou sexuelle «pure» de toute souillure économique, exigera-t-on aussi l’abolition du mariage et de la famille ?
Pour autant, n’allons pas inverser cette logique d’exception, comme si le marché n’avait sa place nulle part, sauf dans le sexe ! Car le problème n’est pas l’imbrication des relations sexuelles et économiques ; c’est l’exploitation. La domination joue dans la reproduction comme dans tous les rapports sociaux de sexe - y compris les plus familiers. Il serait dangereux, au nom de la pureté, d’occulter les traces de l’argent. Mais à l’inverse, il n’est pas question de préconiser la dérégulation : pour contrecarrer les effets de la domination, il faut soumettre l’ordre sexuel, comme tout l’ordre social, à des règles définies au nom de principes. Que faut-il accepter, et à quel prix, et que doit-on refuser à tout prix ? Débattons-en. Mais ce qu’il faut combattre, c’est l’exploitation, sexuelle ou pas. L’exception sexuelle n’est qu’une illusion.
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