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jeudi 20 novembre 2014

Dans l'unité médico-judiciaire de l'Hôtel-Dieu, la prison à l'hôpital

M le magazine du Monde Par 
Dans cette unité de l'hôpital de parisien, sont hospitalisés les gardés à vue nécessitant une surveillance médicale. A leur chevet, se croisent médecins, avocats et policiers.
Les prisonniers-patients sont répartis dans neuf chambres de 16 mètres carrés.
Aucun panneau n'indique l'existence de ce lieu. Seule une lourde porte blindée face au service d'ophtalmologie de l'hôpital Hôtel-Dieu, au 6e et dernier étage, suggère son existence. Pour y pénétrer, il faut se soumettre à une fouille et attendre qu'un policier armé déverrouille une deuxième porte à barreaux. Qui se referme aussitôt. S'ouvre alors un long couloir d'une trentaine de mètres distribuant neuf chambres de 16 m2, où circulent, dans la promiscuité, policiers, médecins, avocats et parfois magistrats.
Ce mercredi, la pluie s'abat sur les vasistas condamnés de la salle Cusco, depuis lesquels on distingue à peine la cathédrale Notre-Dame qui fait face à l'hôpital. Le lieu tient son nom d'un professeur d'ophtalmologie de l'Hôtel-Dieu. Créée en 1943 par les Allemands pour y interroger des membres de la Résistance, cette « salle carcérale », qui dépend de l'unité médico-judiciaire, est officiellement considérée comme une annexe du dépôt du Palais de justice.
TRAFIQUANTS ET DÉLINQUANTS EN COL BLANC
Elle accueille de présumés hors-la-loi nécessitant une surveillance médicale. Ici se côtoient simples trafiquants et délinquants en col blanc. Abdelhakim Dekhar, l'homme soupçonné d'avoir tiré sur un photographe dans le hall d'accueil du quotidien Libération en novembre 2013, y a passé quelques heures. Bernard Tapie y a séjourné cinq jours et quatre nuits, en 2013, dans le cadre de l'affaire Adidas-Crédit lyonnais. Et l'acteur Samy Naceri est « un habitué des lieux », selon un policier. Toxicomanes, passeurs de drogues, diabétiques et cardiaques pour l'essentiel, ces gardés à vue vivent ici un moment charnière qui pourra déboucher sur leur remise en liberté. Ou sur des suites pénales pouvant aller jusqu'à l'incarcération.

CE SONT D'ABORD LES RÈGLES DE L'HÔPITAL QUI S'APPLIQUENT. ET ELLES NE CONNAISSENT PAS D'EXCEPTION, QUEL QUE SOIT LE CALIBRE DES SUSPECTS.
Monsieur K., lunettes sur le nez, bouquine tranquillement allongé sur un lit fixé au mur sous la garde rapprochée d'un fonctionnaire de police. Dans le jargon, c'est un « bouletteux ». Ce quadragénaire brésilien est arrivé il y a trois jours, après son interpellation par les douanes de l'aéroport de Roissy. Les services de la salle Cusco portent une attention toute particulière à ses selles. Un scanner a mis en évidence la présence dans son estomac de six boulettes pouvant contenir de la drogue. Que l'une craque et c'est l'arrêt cardiaque dans les cinq secondes. Avant d'être déféré devant un juge pour complicité de trafic de stupéfiants, il doit donc évacuer ses boulettes par les voies naturelles. Le regard éteint du jeune policier qui le surveille – afin de s'assurer qu'il ne cache pas la drogue une fois évacuée – trahit l'ingratitude de la tâche. C'est pourtant l'une des plus fréquentes. Un bouletteux, ou « body-packer », est accueilli à Cusco en moyenne tous les six jours. Le protocole est à chaque fois le même. Administration de laxatif, le plus souvent du Lansoÿl, examen régulier pour détecter d'éventuelles fuites. Vient alors l'attente. Voire l'ennui. Les boulettes de M. K. sont de fabrication sud-américaine. Ce qui a l'air de rassurer le docteur Charlotte Gorgiard, en poste ce jour-là. « Leur processus de fabrication est industriel, elles sont plus solides que les boulettes africaines de fabrication artisanale pour lesquelles le risque de rupture est plus élevé. »
A Cusco, personne ne porte d'armes, à l'exception du « sassier », le policier qui filtre les entrées et les sorties. Une fois à l'intérieur, ce sont d'abord les règles de l'hôpital qui s'appliquent. Et elles ne connaissent pas d'exception, quel que soit le calibre des suspects. Ainsi, lors du passage, en 2013, de Jacques Santoni, parrain présumé de la bande de malfaiteurs dite du « Petit Bar » d'Ajaccio, fiché au grand banditisme, tétraplégique et un temps soupçonné d'avoir commandité l'assassinat de l'avocat Antoine Sollacaro, seule la sécurité alentour avait été renforcée. Son état avait finalement nécessité un transfert dans un hôpital plus équipé. Ici, le personnel, policiers comme médecins, parle de « chambres », et non de « cellules », pourtant spartiates. Un lit simple fixé au mur, un vasistas blindé et condamné et des toilettes sans lunette dissimulées par un petit muret. Visitée en 2009 par le contrôleur général des prisons, la salle Cusco avait fait l'objet d'un rapport qui notait que « la logique sanitaire semble avoir du mal à s'imposer face à la logique sécuritaire ».
Reportage photo au cœur de la salle Cusco
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    L'unité médico-judiciaire est au 6e étage de l'Hôtel-Dieu, face à Notre-Dame.
     Crédits : Jérome Sessini / Magnum Photos pour le Monde    
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    Avec leurs lits fixés au mur et leur absence de mobilier, les « chambres » ont de faux airs de cellules.
     Crédits : Jerome Sessini/Magnum Photos pour Le Monde     
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Si le secret médical, le secret de l'enquête et le secret professionnel ne semblent pas trop se gêner, il arrive toutefois que les policiers, soucieux de profiter du temps de la garde à vue pour faire avancer l'enquête, se heurtent au corps médical. « Cusco est un endroit de collision entre la temporalité policière et judiciaire, parfois cruelle, et la temporalité médicale, qui ne peut exister que dans la délicatesse. Cela fabrique inévitablement de la tension et de la contradiction », analyse un avocat. S'y rendre est toujours un moment particulier. Certains officiers de police judiciaire n'aiment pas l'hôpital, des avocats refusent de plaider en robe et des magistrats d'y mener de longs interrogatoires.
Car la petite chambre peut parfois se convertir en tribunal. Face au suspect allongé dans son lit, le juge des libertés accompagné de son greffier, le procureur et l'avocat débattent, défendent, rendent une décision. « Il y a un côté grotesque à plaider une libération conditionnelle devant un type qui se tord de douleur dans son lit »,explique en souriant un jeune pénaliste.
ECHANGES SOUVENT PACIFIQUES
Un vieux monsieur polonais s'agite. Une avocate commise d'office accompagnée d'une interprète vient de lui annoncer qu'il est« sortant ». Le temps de rassembler ses affaires, un petit sac plastique et une vieille paire de chaussures, puis de voir un médecin des urgences médico-judiciaires et il sera libre. Il rejoindra plus tard un centre d'hébergement et de réinsertion sociale. Si les échanges avec le personnel soignant sont souvent pacifiques, tout n'est pas toujours aussi simple. « Certains patients refusent d'être soignés pour protester contre la garde à vue. D'autres, souvent les toxicomanes, pour obtenir un traitement de substitution avant les vingt-quatre heures légales de la garde »,raconte un cadre médical.
Mais travailler à Cusco, c'est aussi « l'occasion de venir en aide à des gens désocialisés pour qui nous sommes souvent le premier contact médical depuis longtemps », explique un interne de passage pour six mois. « La plupart n'ont pas de couverture sociale ou médicale, ce qui nous guide, c'est la santé du patient »,précise le docteur Caroline Rey-Salmon, qui dirige l'unité médico-judiciaire. La pratique s'inscrit dans la tradition d'hospitalité de l'Hôtel-Dieu qui, au Moyen Age, se devait d'accueillir toutes les misères. Les pouvoirs publics y envoyaient déjà les malades des prisons du petit Châtelet et de la Conciergerie.
Les patients de Cusco ne sont pas toujours des nécessiteux. L'affaire de l'arbitrage litigieux Adidas-Crédit lyonnais a donné lieu à un véritable défilé pouvant laisser penser pour certains qu'il s'agissait de manoeuvres dilatoires, les auditions étant bien moins aisées dans ce cadre. Outre le vieux magistrat Pierre Estoup, 87 ans – l'un des juges du tribunal arbitral impliqués dans l'affaire –, Bernard Tapie a fait un séjour à Cusco au motif d'une « pathologie pulmonaire chronique ». Le juge d'instruction, installé à une petite table, était venu trouver l'homme d'affaires pour évoquer les millions d'euros de la décision arbitrale et lui signifier sa mise en examen. Bernard Tapie était pieds nus, vêtu d'un simple pyjama vert d'hôpital. Une scène grotesque.
« IL ARRIVE QUE NOUS REFUSIONS DES GENS, NOTAMMENT DANS DES PROCÉDURES CONDUITES PAR LA BRIGADE FINANCIÈRE. » DR REY-SALMON
Autre acteur du dossier, Jean Bruneau, 86 ans, entendu lui aussi à Cusco, avait dénoncé, par l'intermédiaire de ses avocats, l'indignité des conditions de détention, sa nuisette ne couvrant pas suffisamment son intimité pendant l'interrogatoire. Stéphane Richard, le patron d'Orange, mis en examen dans cette affaire, a également été hospitalisé à l'unité médico-judiciaire après avoir présenté, en début d'audition, un certificat médical indiquant qu'il souffrait d'une« arythmie cardiaque ». Un « malaise » d'abord évoqué par la presse avait mis le feu à la communication d'Orange, où l'on s'était empressé de souligner que, malgré son admission à Cusco, il n'y avait rien de grave.
« Il arrive que nous refusions des gens, notamment dans des procédures conduites par la brigade financière », note le docteur Rey-Salmon, évoquant à demi-mots des dossiers politico-financiers où certains auraient des envies de garde à vue un peu plus douce. Car malgré le professionnalisme des équipes d'encadrement, ce que la justice perd en solennité à Cusco, la police le perd en efficacité, l'avocat en liberté et la médecine en intimité. Comme un large compromis entre des professions réunies autour d'un homme dont on ne sait plus bien s'il est justiciable, patient, client ou suspect.

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