La place des émotions dans la raison suscite un débat philosophique et psychologique depuis l'Antiquité. Une tendance dominante, incarnée par exemple par le sociologue allemand Norbert Elias dans son livre La Civilisation des moeurs (Pocket, 2003), considère que la civilisation consiste à remplacer progressivement l'honneur par la prudence, la vengeance par la justice, la partialité aux clans par l'impartialité, les émotions par la raison.
Des travaux plus récents en psychologie mettent plutôt l'accent sur l'interdépendance entre les émotions et la raison. Comme le souligne le spécialiste américain des neurosciences Antonio Damasio (université de Californie du Sud) dans son livreL'Erreur de Descartes (Odile Jacob, 1995), un cerveau sans émotions est paralysé, incapable de prendre la moindre décision. Les émotions sont également nécessaires à toute vie sociale, car sans lien affectif, il n'y a pas de confiance, et sans confiance, il n'y a pas d'échange.
Un article d'Albert Costa, Alice Foucart, Sayuri Hayakawa, Melina Aparici, Jose Apesteguia, Joy Heafner et Boaz Keysar intitulé « Your Morals Depend on Language », (« Votre morale dépend de la langue »), publié le 23 avril dans la revue en ligne PLoS One, montre, à l'aide d'une très simple comparaison, l'importance de notre raisonnement « émotif ».
Des chercheurs situés à Barcelone et aux Etats-Unis ont proposé à quelque 300 sujets un choix moral où l'on peut sauver la vie de cinq personnes menacées par un véhicule en fuite, en causant la mort d'une autre personne que l'on pousse devant le véhicule…
Les théories utilitaristes recommandent de choisir cette action, car le bénéfice de cinq personnes sauvées compense le « coût » de celle qui est sacrifiée. En revanche, des théories de caractère éthique, ou celles qui mettent l'accent sur les droits des individus, ont tendance à l'interdire.
UTILITARISME
Les expérimentateurs ont travaillé avec un échantillon de sujets qui maîtrisaient tous une langue étrangère, outre leur langue maternelle. On leur a présenté, au hasard, ce choix moral soit dans la langue maternelle, soit dans la langue étrangère. Les sujets qui en ont eu l'énoncé dans une langue étrangère ont montré une plus grande propension à choisir l'option «utilitariste» (33 %) que ceux qui l'ont eu dans leur langue maternelle (20 %). La tendance à prendre la décision « utilitariste » était, en outre, plus forte chez les sujets ayant une moins bonne maîtrise de la langue étrangère.
Les auteurs de l'étude expliquent ce résultat par la plus grande capacité de la langue maternelle à exprimer l'aspect émotionnel de nos choix. Un choix « utilitariste », qu'il soit objectivement justifié ou non, demande à celui qui le prend de se distancier émotionnellement du mal qui va être infligé à la personne sacrifiée.
L'interprétation des auteurs est renforcée par les résultats d'une deuxième version de l'expérience, qui représentait le choix de manière plus neutre, demandant aux sujets d'appuyer sur un bouton pour sacrifier la personne plutôt que de la pousser devant le véhicule : aucune différence n'a été détectée entre les choix de ceux qui l'ont opéré dans leur langue maternelle et ceux qui l'ont fait dans une langue étrangère.
L'utilitarisme peut être considéré comme la raison poussée à son point culminant dans le domaine des choix éthiques. Ce point culminant l'éloigne néanmoins de ce qui semble le plus naturel dans nos compétences linguistiques, à savoir notre capacité d'empathie avec les autres.
Ce constat marque une tension peu confortable entre ce qui est le plus humain en nous à certains égards, et les obligations d'objectivité et d'impartialité qui nous sont imposées par les demandes de la société moderne et anonyme.
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