A quand le coup d’envoi d’un plan ambitieux contre l’overdose nationale de benzodiazépines, ces médicaments indiqués contre l’anxiété ou l’insomnie, pour l’essentiel ? Sollicité, le ministère de la santé indique au Monde que « des mesures nouvelles seront annoncées après l’achèvement des travaux de la Haute Autorité de santé [HAS] » : celle-ci « mène actuellement un travail de réévaluation des benzodiazépines à visée hypnotique, qui devrait être achevé avant l’été et qui précède un travail sur les benzodiazépines anxiolytiques. »
Les autorités sanitaires ont-elles toutes été victimes d’un abus de somnifères, depuis vingt ans, dès lors qu’il s’agissait de traiter avec vigueur cette consommation frénétique d’anxiolytiques et d’hypnotiques ? « Ce problème n’est pas considéré comme une priorité de santé publique, déplore le professeur Bernard Bégaud, pharmaco-épidémiologiste à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et à l’université de Bordeaux. En matière de médicaments, la dépense ne se limite pourtant pas aux coûts directs : il faut prendre en compte les coûts indirects, liés à leurs risques. »
Dans les années 1960, les benzodiazépines ont semblé être des « produits miracles » : elles paraissaient dénuées de toxicité immédiate, au contraire des barbituriques. Mais du miracle au mirage, il n’y a qu’un pas. En 1990, le psychiatre Marcel Legrain s’alarmait enfin de cet excès. Le rapport Zarifian en 1996 puis le rapport Verdoux-Bégaud en 2006 confirmaient ce diagnostic.
« OPIUM DU PEUPLE »
Car cet « opium du peuple » diffuse à petit feu son poison. Les risques sont nombreux : dépendance et accoutumance, difficultés de sevrage, mais aussi somnolence, coma, perte de conscience, état confusionnel, agitation, désorientation – voire démences et apnées du sommeil… D’où un risque de chutes, surtout chez les personnes âgées. En France, 1 % des accidents de la route serait imputable aux benzodiazépines.
En décembre 2013, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) sonnait de nouveau l’alarme : « Le fait que les benzodiazépines soient consommées de façon plus ou moins continue par 11 millions de Français [en 2012] incite les autorités sanitaires à prendre des mesures de plus grande ampleur et plus restrictives. » A quand ces « mesures de plus grande ampleur » ?
Entre 2002 et 2008, leur consommation avait certes légèrement fléchi. Mais l’ANSM a douché cet espoir : « Depuis 2008, cette tendance à la baisse paraît interrompue et l’on observe, en 2010 comme en 2012, une reprise de la consommation. » Une conséquence des effets anxiogènes de la crise ? « Dans une société marquée par l’incertitude et l’angoisse au quotidien, certains patients se tournent vers le médecin pour trouver des palliatifs médicamenteux. Ce n’est pas toujours facile, pour certains médecins, de résister à cette pression, surtout quand le système encourage les consultations de courte durée », témoigne le professeur Pierre-Louis Druais, président du Collège de la médecine générale.
MULTIPLCATION DES RECOMMANDATIONS ET DES MISES EN GARDE À DESTINATION DES PROFESSIONNELS DE SANTÉ
En 1991, les autorités sanitaires ont limité la durée de la prescription des benzodiazépines : à douze semaines pour les anxiolytiques, quatre pour les hypnotiques. La HAS et l’ANSM ont aussi multiplié les recommandations et les mises en garde à destination des professionnels de santé. Autant de coups d’épée dans l’eau ? En 2012, la durée d’utilisation annuelle des anxiolytiques restait proche de cinq mois, celle des hypnotiques de 3,9 mois.
Certaines mesures ont pourtant été efficaces. L’exemple du Rivotril le montre : l’usage de cette benzodiazépine flambait. Normalement prescrite contre l’épilepsie, cette « drogue du viol » était détournée à des fins de soumission chimique. En 2010, sa durée de prescription été limitée à douze semaines. En 2012, sa prescription a été restreinte aux neurologues et aux pédiatres. Et en 2011 et 2012, sa consommation s’est effondrée. Pour plusieurs benzodiazépines détournées par les toxicomanes, la prescription sur ordonnance sécurisée a été rendue obligatoire : ces mésusages ont été corrigés.
Faut-il généraliser à l’ensemble des benzodiazépines certaines de ces mesures ? Sollicité sur ce point, le ministère semble frappé d’aphasie. C’est pourtant ce que proposait, le 20 juin 2013, la Commission « stupéfiants » de l’ANSM : des modalités de prescription et de délivrance des benzodiazépines encadrées plus strictement, voire une prescription sur ordonnance sécurisée et un conditionnement réduit. Mais les pouvoirs publics le savent : toute restriction de la liberté de prescription est très mal reçue par les médecins libéraux. « Il faut qu’on arrête de croire qu’on modifiera les comportements des médecins en les noyant de paperasseries ! », s’agace le professeur Druais.
« L’ARRÊT DE LA COMMERCIALISATION DE CES PRODUITS SERAIT UNE MESURE DE SALUBRITÉ PUBLIQUE »
De son côté, la Caisse nationale d’assurance-maladie a engagé une démarche intéressante. Depuis le 1er janvier 2012, elle propose une rémunération supplémentaire aux généralistes qui atteignent des objectifs de santé publique. Deux de ces objectifs concernent les benzodiazépines. Résultat, le taux des patients de plus de 65 ans sous benzodiazépine à demi-vie longue a baissé : de 13,7 % fin 2011, il est passé à 11,3 % fin 2013. Une dynamique positive, même si on est loin de l’objectif (moins de 5 %).
Les généralistes plaident aussi pour une valorisation de leur travail d’écoute et d’éducation des patients. « Aujourd’hui, le paiement à l’acte encourage les consultations courtes avec prescription de médicaments. Mais le temps passé à éduquer le patient et à gérer son angoisse, sans prescrire, n’est pas pris en compte », regrette M. Druais. Il défend aussi une mesure plus radicale : « L’arrêt de la commercialisation de ces produits. Ce serait une mesure de salubrité publique. Je ne connais pas aujourd’hui d’indications médicales justifiées de ces produits, hormis des cas très spécifiques et ponctuels de sidération violente, et pour des indications très courtes. »
La HAS mène actuellement un travail de réévaluation des benzodiazépines. Cela, pour réexaminer leur « service médical rendu », qui conditionne leur remboursement, mais aussi leur « amélioration du service médical rendu », qui détermine leur place dans la stratégie thérapeutique.
LES MÉTHODES PHYSIQUES ET PSYCHOLOGIQUES DE PRISE EN CHARGE DE L’ANXIÉTÉ ET DE L’INSOMNIE NE SONT PAS REMBOURSÉES
Pour d’autres, le principal problème tient au fait que les méthodes physiques et psychologiques de prise en charge de l’anxiété et de l’insomnie ne sont pas remboursées. « Dans tous les pays où ces techniques alternatives ont été remboursées, on a noté un effondrement de la consommation de benzodiazépines »,relève le docteur Patrick Lemoine, psychiatre. « Le label de “service médical rendu”décerné par la HAS ne devrait pas être réservé aux seuls médicaments. Une commission spéciale devrait être créée pour évaluer – et donc possiblement rembourser – les autres techniques de soins », note-t-il dans Soigner sa tête sans médicaments… ou presque (Robert Laffont, 384 p., 21 euros). Selon lui, ce remboursement ne serait coûteux qu’en apparence si l’on prend en compte les coûts épargnés : coûts directs des benzodiazépines – 210,6 millions d’euros en 2011 – et coûts indirects, liés à la iatrogénie (effets indésirables des médicaments). Interrogé sur ce point, le ministère est aussi resté muet…
Le dernier levier d’action, majeur, porte sur la formation des professionnels de santé et l’information du grand public. Pour le professeur Bégaud, un risque demeure méconnu des médecins :« L’association benzodiazépines/antidépresseurs est délétère. Elle pourrait encourager le “passage à l’acte”, donc les tentatives de suicide. » Selon la société Celtipharm, 230 000 patients seraient exposés chaque mois à une association déconseillée comprenant une benzodiazépine.
Si la formation continue des médecins reste « en souffrance », selon M. Druais, l’espoir pourrait venir des jeunes médecins :« Face à des troubles anxieux, les jeunes générations de généralistes ont été formées à l’importance de l’écoute et des psychothérapies de soutien : elles prescrivent très peu de benzodiazépines. »
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