Il a longtemps été le benjamin de l’Académie des sciences. A 40 ans, en 2006, il a été élu professeur au Collège de France. Le 2 décembre, il a reçu le Grand Prix de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Tout le travail de Stanislas Dehaene consiste à visualiser le cerveau humain en action. Comment le cerveau de l’enfant apprend-il à lire ou à calculer ? D’où viennent les compétences uniques du cerveau humain ? Autant de sujets passionnants sur lesquels il revient pour nous dans son laboratoire de neuro-imagerie cognitive, à Neurospin (Inserm-CEA), à Saclay.
Avant de rejoindre le champ des neurosciences, vous étiez mathématicien. Cette discipline est-elle devenue incontournable dans l’étude du cerveau ?
Les neurosciences accordent une place croissante aux mathématiques. C’est une mutation profonde semblable à celle de la physique des années 1900 à 1940. Un exemple parmi d’autres : la plasticité cérébrale est cette capacité du cerveau à se modifier par l’apprentissage. Notre cerveau compile des statistiques temporelles ou spatiales sur les informations de notre environnement.
Pensez à notre connaissance de l’orthographe : à l’écoute d’un mot nouveau, nous jugeons certaines orthographes plausibles et d’autres non. Cette connaissance implicite a été internalisée dans notre cerveau à la suite de l’exposition à des millions de mots. D’où cette hypothèse : chaque région du cortex calculerait ce qui est probable et ce qui ne l’est pas et ferait des prédictions. Comment ces opérations statistiques se traduisent-elles dans les circuits de neurones ? La question reste ouverte.
Les neurosciences deviennent-elles une « Big Science » ?
Elles se fondent de plus en plus sur de gros instruments capables de mesurer plusieurs dizaines de milliers de neurones chez l’animal, ou de voir tout le cerveau chez l’homme. Neurospin est l’un de ces « observatoires de l’esprit ». Il abrite plusieurs machines IRM de très haute puissance. En 2014, nous disposerons d’une IRM 11,7 teslas, unique au monde, pour l’imagerie du corps entier chez l’homme, doublée d’un appareil de magnéto-encéphalographie, qui permet d’étudier la dynamique de l’activité cérébrale.
Vous étudiez les processus mentaux de la lecture. Avec quels résultats marquants ?
Nous avons identifié la « boîte aux lettres du cerveau », qui traite la forme visuelle des mots dans toutes les langues du monde. Nous venons d’en avoir une extraordinaire confirmation chez des personnes aveugles. En collaboration avec l’équipe israélienne d’Amir Amedi, nous avons montré que lorsque des aveugles lisent en braille, ils activent la même boîte aux lettres cérébrale que des lecteurs voyants.
Mais aussi lorsqu’ils ont appris à lire par voie auditive : quand l’image du texte à lire, filmée par une caméra, est transformée en sons de fréquence variable, selon la forme des lettres. Après plusieurs semaines d’entraînement à ces sons, des aveugles parviennent à lire ! Cela signifie que le cerveau est remarquablement préorganisé pour la lecture, quelle que soit la langue ou la modalité sensorielle.
Pourquoi les enfants qui apprennent à lire ou écrire font-ils des erreurs « en miroir », signant de leur prénom écrit de droite à gauche ?
J’ai formulé l’hypothèse d’un « recyclage neuronal » : pour lire, nous recyclons des neurones qui, chez les illettrés, répondent aux visages et aux objets naturels. Or, les neurones de ces aires répondent à l’identique à un profil de visage vu de gauche ou de droite, car ils ont évolué dans un environnement où ces profils symétriques représentent le même objet. Au fil de l’apprentissage de la lecture, notre boîte à lettres cérébrale doit désapprendre cette invariance en miroir. C’est ainsi que nous distinguons un « p » d’un « q », alors qu’une personne illettrée les confond. Cela n’a rien à voir avec la dyslexie : c’est une propriété universelle du cerveau, qui contraint l’apprentissage de la lecture.
Un rapport d’inspection sur l’école primaire (« Le Monde » du 23 novembre) pointe à nouveau les difficultés des enfants à apprendre à lire et compter. Vos travaux peuvent-ils aider à améliorer ces acquisitions ?
Ce rapport souligne surtout le déficit de formation en sciences cognitives des professeurs des écoles ! Une formation bien plus étoffée les aiderait à comprendre ce qui pose des difficultés à l’enfant. Dans un logiciel d’aide à la lecture, un des premiers mots présentés était « oignon » : une aberration, car c’est l’un des mots les plus irréguliers ! Notre ouvrage collectif Apprendre à lire (Odile Jacob, 2011) est destiné aux enseignants : il liste les erreurs à éviter et les progressions à respecter. Reste à inventer des outils pédagogiques respectant les modes d’apprentissage de l’enfant : cartons à découper, jeux de mots, logiciels…
D’où vient l’accès à la conscience ?
L’une de nos expériences consiste à présenter à des volontaires des images si rapides qu’ils ne les perçoivent pas de façon consciente. Par exemple, quand nous « flashons » très rapidement un chiffre, suivi d’une série de lettres présentées plus longtemps, le sujet ne perçoit que ces lettres. Pourtant nous pouvons suivre dans son cerveau, par imagerie, le cheminement de l’information non consciente – ou subliminale. Le chiffre non conscient traverse tout le cortex visuel. Il est ensuite représenté, sur le plan sémantique, en tant que quantité. Il peut influencer la réponse motrice : le sujet peut dire, en cliquant sur un bouton, si un chiffre subliminal est plus ou moins grand que cinq. Il répond correctement plus souvent que ne le veut le hasard. Mais la conscience active une série de réseaux supplémentaires, notamment dans le cortex préfrontal. C’est l’ignition consciente. De sorte que si le stimulus est conscient, le sujet peut détecter ses erreurs. Quand le stimulus est subliminal, il en est incapable.
Quid du « cerveau social », cette capacité propre à l’homme à se représenter l’esprit d’autrui ?
C’est un domaine fascinant. De nombreux collègues ont découvert que toute une série d’aires cérébrales s’intéressent à la pensée d’autrui – traitant aussi notre propre pensée. Il existerait un précurseur de ce système chez le macaque. Mais seule l’espèce humaine semble capable de se représenter les croyances d’autrui quand elles diffèrent des siennes : « Vous pensez quelque chose mais je pense le contraire »… Il y aurait chez l’homme un réseau unique capable de découpler notre pensée de la pensée d’autrui.
Vous vous intéressez aussi à des maladies du système nerveux, avec des équipes de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM) à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière…
Nous avons montré que la perception consciente s’appuie sur un réseau d’aires cérébrales distantes. Avec Jean-Pierre Changeux, nous insistons sur l’importance de ces connexions à longue distance dans la création d’un « espace de travail global » du cerveau. Tout récemment, avec l’équipe de Lionel Naccache, nous avons montré qu’on peut distinguer différents états de conscience chez des patients dans le coma. Cela, à l’aide d’un algorithme qui mesure la communication à longue distance entre aires corticales, à partir des données de l’électroencéphalographie. Parmi les patients qui semblent être en état végétatif – ne répondant à aucune stimulation –, notre algorithme détecte certains sujets qui ont un indice de communication cérébrale plus élevé et reviennent plus vite à un « état de conscience minimale » – présentant occasionnellement une capacité de réponse volontaire.
Quid de vos travaux sur la schizophrénie et la sclérose en plaques ?
Dans ces deux maladies, nous avons montré que les patients ont un seuil plus élevé de perception des images subliminales. Les connexions à longue distance de leurs aires corticales seraient altérées. Cette hypothèse expliquerait les plaintes cognitives diffuses des patients atteints de sclérose en plaques : « Je n’arrive pas à me concentrer »… Depuis Broca, la neurologie s’est surtout intéressée aux liens entre les lésions localisées du cerveau et ses déficits. Si notre hypothèse de l’espace de travail globale est exacte, elle pourrait aider à comprendre des troubles diffus du système nerveux.
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