Bernard et Georgette Cazes, tous deux âgés de 86 ans, se sont donné la mort, à l’hôtel Lutetia, vendredi 22 novembre. Ils voulaient quitter la vie avant qu’elle ne les dégrade ou ne les sépare. Ils ont tout essayé pour accomplir ce dernier voyage, planifié de longue date, comme ils le souhaitaient : en douceur. En vain.
La société dans laquelle nous vivons ne sait pas traiter avec la mort. Elle ne sait pas faire la différence entre ceux qu’il faut aider à vivre et ceux qu’il faut aider à partir. Il eut suffi de peu, une pastille létale, pour que ces deux êtres à la lucidité et au courage exemplaires puissent s’endormir sans effroi, dans les bras l’un de l’autre. Au lieu de quoi, ils ont enduré le sinistre parcours de ceux qui veulent se retirer sans se rater et sans violence. Or il n’y a pas, il n’y a aucun moyen de garantir ces deux conditions - ni risque d’échec ni violence - en dehors du recours à cette pilule. Les recherches sur Internet le prouvent. Dans cette jungle d’informations, plus ou moins fiables, toute trouvaille est assortie d’un inconvénient majeur, d’une terreur ajoutée. Telle dose de ceci ou de cela ne suffit pas. La menace du vomissement pèse sur toutes les options de prise de cachets. Les «mesures de garanties» d’un acte abouti sont traumatisantes. Cela s’appelle notamment le «kit de la mort» : la bonbonne d’hélium et le sac en plastique. Les Cazes y ont eu recours.
Ils laissent deux lettres derrière eux.
L’une, destinée à la famille et l’autre au procureur de la République, dans laquelle il est écrit ceci : «De quel droit empêcher une personne n’ayant plus de charges, en règle avec le fisc, ayant travaillé toutes les années voulues et ayant exercé des activités de bénévolat, de quel droit la contraindre à des pratiques cruelles quand on veut quitter la vie ?»
Oui, de quel droit ? Et au nom de quoi une personne ayant choisi de quitter les lieux avant de perdre ses moyens physiques ou mentaux n’a-t-elle pas accès aux conditions de départ - l’injection létale - dont est assurée, au moins ça, une personne condamnée à la peine capitale ?
Le suicide reste la plus impopulaire des morts, la plus menaçante. Celle qui n’a pas le droit. Comme si l’autre en avait. Celle qui se passe de Dieu. Comme si Dieu était une obligation. Les mobiles de cette décision terriblement solitaire, souvent funeste, parfois libératoire sont innombrables. Les confondre, c’est confondre les vies. En renvoyant dos à dos ceux qui vont à la mort par défaut - défaut d’amour, de soutien, de travail - et ceux qui y vont les yeux grands ouverts, en raison d’une dégradation physique ou mentale, on porte atteinte à toute la gamme des droits de l’homme et de ses âges. Ce vice de discernement est d’autant plus grave que le suicide frappe en France dans des proportions très inquiétantes. Deuxième cause de mortalité après les accidents de voiture, chez les jeunes de 15 à 24 ans, il se banalise auprès d’un nombre incalculable de travailleurs ou de chômeurs humiliés dont les médias nous livrent plus volontiers les chiffres que les noms. Pourquoi en sait-on toujours davantage sur un crime que sur un suicide, sur un tué que sur un pendu ? Cette question en dit long sur la discrimination de notre rapport à la mort et donc à la vie.
Plus ça va, plus la mort est montrée, affichée, exhibée d’un côté, prise en otage de l’autre. Plus elle gagne en apparence et en images, plus elle perd en âme et en réalité. La curiosité l’emporte sur la lucidité et le déni sur la responsabilité. On veut savoir qui a tué qui et pourquoi. On ne veut pas savoir qui s’est tué ni pourquoi, à moins qu’il ne s’agisse d’une star, d’une vie à spectacle. Quand ce sont des employés de France Télécom ou de Peugeot, on attend que la vague passe. Nous supportons la mort dans la foule, sur nos écrans, sur scène, dans les jeux vidéos, nous n’en voulons pas comme elle est : nue et solitaire.
Le refus de voir en face les suicides évitables, ceux que l’on n’a pas su empêcher est à peu près le même, par nature, que le refus de les accompagner, quand ils sont le choix d’une souffrance intolérable et sans remède ou d’un cerveau cliniquement menacé de naufrage. L’interdiction de la mort au prix de la dignité humaine sera peut-être perçue un jour, il faut l’espérer et le vouloir, comme le pendant de l’interdiction de vivre. Car mourir, c’est encore vivre. Et même plus que jamais. Aider quelqu’un à mourir, c’est aider quelqu’un à vivre. C‘est humaniser la mort.
Bernard et Georgette Cazes n’ont pas eu droit à cette assistance. Ils ne sont pas les seuls, loin de là. Leurs lettres testamentaires raniment le souvenir des derniers mots de Kafka, transi de douleur, à son médecin :«Tuez-moi, sans quoi c’est un assassinat.»
Il y a plus d’une trentaine d’années, un ami, vivant avec sa vieille mère qu’il adorait, était venu me trouver pour me dire : «Elle n’est plus autonome et souffre atrocement. Elle a 90 ans, elle veut partir et ne sait pas comment. Peux-tu me procurer une copie de "Suicide mode d’emploi" ?» C’était l’époque où le livre n’était pas encore purgé de ses informations pratiques. Je ne l’avais pas, j’aurais pu me le procurer. Je n’en ai pas eu le courage. Une semaine plus tard, il m’apprenait que sa mère avait péniblement grimpé sur une chaise au dernier étage de l’immeuble afin de pouvoir se jeter par la fenêtre. La douleur de cet homme n’avait pas de nom.
Nous sommes constamment informés de tout et privés du moyen de savoir comment partir le moment venu. Le cas individuel est englouti par la machine à gérer des chiffres, des groupes, des masses. Le pluriel est en train de grignoter un peu partout le singulier. Les libertés se portent mieux que la liberté qui perd du terrain dans les esprits comme dans les textes. Il manque urgemment une suite à l’abolition de la peine de mort : le libre accès à la mort douce. Le droit de choisir son heure, quand la vie est exténuée, finie. Le droit de s’en aller comme on s’endort, sans avoir à se jeter sous une rame de métro, à se mettre une balle dans la tête ou à se passer une corde au cou. Nous ne serons jamais assez nombreux à soutenir le combat de l’association Mourir dans la dignité.
Cioran disait : «Sans l’idée du suicide, je me serai tué depuis longtemps.» A cela, j’ai envie d’ajouter, qu’assurés du bon moyen de se tuer, nous aurions moins besoin d’y penser, nous aurions tout le temps d’y penser. Le désespoir n’est jamais mieux désarmé que par le sentiment d’être entendu. Savoir qu’on peut mourir en paix donne envie de vivre.
A la mémoire de Simone Boué.
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