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samedi 7 décembre 2013

Lacan, rebelle et tragique

LE MONDE DES LIVRES | 
Alain Badiou.
Alain Badiou. | DR

C’est entre 1958 et 1962 qu’Alain Badiou, élève de Louis Althusser à l’Ecole normale supérieure (ENS) et sartrien convaincu, découvre pour la première fois un texte de Jacques Lacan (1901-1981), paru dans la revue La Psychanalyse. Il décide alors de suivre l’enseignement de ce maître éblouissant.
A partir de 1966, il fréquente le groupe des Cahiers pour l’analyse et, trois ans plus tard, il rencontre Lacan, sans pour autant devenir psychanalyste ni céder au charme du personnage qui devient alors pour lui un « compagnon essentiel autant que malaisé » de son propre itinéraire intellectuel. Vingt-cinq ans plus tard, en 1994-1995, alors qu’il délivre un séminaire très suivi à l’ENS, il revient à l’œuvre de Lacan pour l’inscrire, à la suite de celles de Nietzsche et de Wittgenstein, dans le sillage d’une « antiphilosophie ».

Popularisé à la fin du XVIIIe siècle, le terme servait à dénigrer la philosophie des Lumières et à opposer la dévotion et la vérité révélée aux idéaux de la science et de l’émancipation. L’antiphilosophe était alors un « contre-héros » porté par une réaction hostile à l’ordre rationnel du monde. De cette définition, Badiou ne conserve que l’idée de contradiction réactive. Il regarde l’antiphilosophie comme une composante essentielle de l’histoire de la philosophie. A ses yeux, elle suppose un dispositif de pensée visant à détacher quelqu’un de l’emprise qu’exerce sur lui une philosophie ou un philosophe. Et il prend l’exemple de Pascal s’adressant au libertin – « l’homme perdu » – qu’il cherche à détourner de la philosophie cartésienne pour le ramener à la vraie foi : « Le libertin (…), c’est celui qui pourrait être influencé par Descartes ou tomber sous son emprise. Le libertin est celui qu’il faut arracher à la philosophie et rendre à la pensée vraie qui est le christianisme tel que le pense Pascal. »
Autrement dit, l’antiphilosophie, selon Badiou, est la critique de la philosophie par un acte de rupture ou de détournement, et elle se manifeste comme la certitude anticipée de sa propre victoire :« Un jour, ma philosophie vaincra », disait Nietzsche dans Ecce homo, en 1888 ; et Wittgenstein, dans le Tractacus logico-philosophicus, en 1921 : « La vérité des pensées que je publie ici me paraît intangible et définitive. » Dans chaque cas, il s’agit par avance d’être certain d’avoir le dernier mot.
PENSEUR DU DÉSORDRE
Comment introduire Lacan dans cette généalogie d’antiphilosophes, quand on sait que, parmi les grands interprètes de l’histoire de la psychanalyse, il fut le seul à prendre en compte la pensée philosophique dont Freud s’était écarté pour ancrer sa doctrine dans un modèle biologique ?
Pour comprendre la démarche d’Alain Badiou, il faut revenir aux années 1950. A cette époque, s’appuyant sur les travaux de Claude Lévi-Strauss et de Roman Jakobson, Lacan, clinicien de la folie, construit une topique – le symbolique, l’imaginaire, le réel – qui lui permet de définir un inconscient « structuré comme un langage » et un concept de sujet absent de la pensée freudienne. Dans cette perspective dite « structuraliste », l’ordre symbolique – la loi, le langage – détermine le sujet à son insu, l’imaginaire le représente comme lieu des illusions du moi, et le réel l’expulse de toute symbolisation en le renvoyant à une hétérogénéité indicible : délire, hallucinations.
Durant les dernières années de sa vie, Lacan déconstruit cette topique et fait primer l’ordre du réel sur les deux autres. Hanté par la crainte d’une mort à venir, il affirme que la folie humaine défie les certitudes de la science : impossible à guérir, à analyser, à dire, à énoncer. Et, pour répondre à cette situation de façon logique, il élabore une écriture algébrique – le « mathème » – susceptible de transmettre les concepts de la psychanalyse afin de ne pas réduire « le réel au mutisme ». Et, du même coup, il introduit le chaos dans sa pensée, à la manière d’un peintre qui passerait du figuratif à l’abstrait.
C’est dans ce contexte qu’il utilise le terme d’« antiphilosophie », au moment où, en 1974, il accepte de diriger le département de psychanalyse de l’université de Vincennes-Paris-VIII, fondé par Serge Leclaire cinq ans auparavant. Jusqu’à ce jour, il avait refusé le principe d’un tel enseignement. Dans son intervention « Peut-être à Vincennes… », il fustige « l’imbécillité » de la philosophie universitaire (Autres écrits, Seuil, 2001). Il se réclame donc de l’antiphilosophie pour récuser le discours philosophique au nom de l’acte analytique.
Badiou prend au sérieux l’enseignement de ce Lacan des derniers temps. Il souligne que le « contre-personnage » ou « l’homme perdu » auquel s’adresse Lacan – comme le faisait Pascal avec le libertin –, c’est le psychanalyste, sans cesse accusé de ne rien comprendre à la philosophie. Parlant à un public de cliniciens, Lacan – penseur du désordre – fait preuve envers eux d’une infinie cruauté. Badiou souligne à juste titre qu’il n’hésite pas à les injurier pour leur reprocher leur inculture philosophique. Autrement dit, plus il est idolâtré, plus il insulte les idolâtres qui en redemandent.
Alain Badiou montre que, en se revendiquant antiphilosophe, Lacan n’a pas été capable de transmettre à ses héritiers une « révolution dans la révolution freudienne », c’est-à-dire une vraie pensée de la cure. Il s’est contenté, notamment à la fin de sa vie, d’actes – réduire par exemple le temps des séances d’analyse ou rompre avec ce qu’il avait construit auparavant – sans théoriser ce que cela signifiait. Et c’est pourquoi, en tant que philosophe, il se veut l’héritier du geste lacanien sans pour autant revendiquer la position de l’antiphilosophe, ce qui lui fera dire, des années plus tard, en novembre 2012, que les psychanalystes ne peuvent pas défendre leur discipline sans le secours de la philosophie ou de bien d’autres approches.
Telle est la leçon qui ressort de ce portrait de Lacan en antiphilosophe rebelle et tragique, cherchant toujours à se confronter à un autre que lui-même.
Le Séminaire. Lacan. L’antiphilosophie 3, 1994-1995,d’Alain Badiou, Fayard, « Ouvertures », 276 p., 18 euros.
Du même auteur, signalons la parution du Séminaire. Malebranche. L’Etre 2. Figure théologique, 1986, Fayard, « Ouvertures », 256 p., 18 euros.

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