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vendredi 4 octobre 2013

Proust, le temps des relectures

LE MONDE DES LIVRES | Par 


Marcel Proust vu par Jessy Dehais.
Marcel Proust vu par Jessy Deshais. | www.jessydeshais.fr

A l'origine d'A la recherche du temps perdu se trouvait un projet mêlant essai et roman : Contre Sainte-Beuve. Le fil conducteur en était une"conversation avec Maman", où Proust (1871-1922) s'attaquait au plus célèbre critique du XIXe siècle en distinguant le "moi extérieur", une série d'habitudes sociales et de vices auxquels s'attachait Sainte-Beuve (1807-1896), et le "moi profond" de l'écrivain, "le seul réel", car révélateur de son"existence intérieure et individuelle". Le différend qui opposait ces deux grandes figures est cependant loin d'être tranché. Claude Arnaud et François Bon, que l'on attendait peu dans la célébration des 100 ans de Du côté de chez Swann, rebattent aujourd'hui entièrement les cartes.

La première édition de Contre Sainte-Beuve, en 1954, coïncida avec le triomphe, sur la scène théorique, de la Nouvelle Critique, qui y trouvait la confirmation de son dogme antibiographique. Contre l'histoire littéraire sorbonnarde, la littérature se devait d'être sans contexte et d'exister avant tout par la force de son style.
Mais est-ce si simple ? Pas tout à fait, car l'apparence lisse et tranchée de ce dogme a, en réalité, longtemps masqué un biographisme débridé se traduisant par l'examen minutieux de tous les à-côtés du texte. La publication d'une immense correspondance par Philip Kolb et le renouveau de l'histoire littéraire depuis les années 1980 ont ainsi alimenté une fascination toujours plus grande pour la figure de Proust. Et Sainte-Beuve serait bien aise de constater que le culte de la Recherche est aujourd'hui plus que jamais prétexte à une idolâtrie pour le génie reclus, dont les amis (aimés ou trahis), les chambres (occupées ou imaginées) ou les manies (risibles ou mémorables) – jusqu'aux objets eux-mêmes – deviennent matière à commentaires sans fin.
COMPOSITION FRAGMENTAIRE
Dès lors, en intitulant Proust est une fiction un essai où il confond allègrement la vie de l'écrivain, son oeuvre et toutes sortes d'échappées libres (notamment des rencontres imaginaires de l'auteur de la Rechercheavec Charles Baudelaire), François Bon ne brouille-t-il pas volontairement le partage entre Marcel Proust et son double d'écriture ?
Par sa composition fragmentaire, son usage de citations détournées ou encore ses va-et-vient entre détails et vues d'ensemble, Proust est une fiction déroute en effet. Bien que formulé d'emblée, l'objectif de François Bon n'apparaît nettement qu'à mi-parcours : traiter non pas directement de la lecture de la Recherche, mais de sa relecture. "Longtemps, écrit Bon au fragment 46, je me suis heurté à Proust comme à un mur. Une promesse plus qu'une obligation, mais je n'avais pas les clés pour y entrer."
C'est que cette oeuvre ne s'offre jamais à nous comme vierge. Que nous en ouvrions les pages pour la première fois ou que nous en reprenions la lecture au beau milieu, nous sommes toujours déjà en position de relire ce que nous connaissons par ouï-dire, par obligation scolaire ou par fréquentation personnelle. "Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes", lit-on au seuil de laRecherche : telle est précisément la situation du relecteur de Proust, d'emblée immergé dans un cycle bouclé sur lui-même, composé de vastes nappes autonomes mais liées entre elles par d'incessantes correspondances, où la vie de l'auteur, le jeu des références intertextuelles et le plaisir pris à repérer les effets de structure se mêlent en une même expérience mémorielle.
Dans l'essai de Bon, les frontières du texte éclatent : extraits de l'oeuvre numérisée et interrogée par mots-clés, ouvrages critiques divers, anecdotes biographiques transformées en épisodes d'une histoire littéraire imaginaire, tout devient l'occasion de parcourir cette oeuvre "littéralement et dans tous les sens". "Tout cela, c'est dans l'orbite Proust", note François Bon. Mais quelle qu'en soit la voie d'entrée, la plupart des fragments conduisent à la phrase proustienne, que l'animateur d'atelier d'écriture n'hésite pas à lire ainsi qu'il le ferait pour les écrits d'amateurs, en comparant par exemple quatre descriptions de poiriers en fleur afin d'en identifier la meilleure. C'est précisément par cette liberté d'appréciation que Bon échappe à la componction des tenants d'une histoire littéraire traditionnelle, confondant dans un même respect fétichiste l'homme et l'oeuvre.
CONVERTIR LE TEMPS PERDU
Plus ambigu est le projet de Claude Arnaud. En brossant les portraits croisés de deux auteurs dont la réputation a souffert de leur fréquentation assidue des salons, de leurs goûts sexuels affichés et de leur style excessif (l'un dans la longueur, l'autre dans l'économie), Proust contre Cocteauparaît céder au "sainte-beuvisme" sans aucune retenue. On y découvre que Cocteau (1889-1963) fut, de la part de son aîné, l'objet d'une cour pressante et alambiquée. A l'époque de leur rencontre, fin 1908-début 1909, Proust n'avait publié que des poèmes, des pastiches, ainsi que Les Plaisirs et les jours, alors que toutes les portes s'ouvraient devant le jeune Cocteau, véritable prodige de séduction et de virtuosité.
La lecture de Proust contre Cocteau se révèle pourtant l'une des meilleures surprises de cette rentrée. En un style brillant, Claude Arnaud imagine une sorte de roman théorique ayant pour enjeu l'accession au statut de grand écrivain. Sur ce point, les deux hommes partaient l'un et l'autre d'assez loin. Si Cocteau jouissait de certains atouts, le point de bascule est survenu lorsque, revenant sur son refus préalable, la prestigieuse Nouvelle Revue française a choisi d'adouber Proust. En accédant au saint des saints (auquel Cocteau n'a pénétré qu'après la mort de son ami qui – jugeait-il – lui en avait barré l'entrée), Proust a su convertir le temps perdu des mondanités en un capital symbolique inépuisable.
Comment deux écrivains si proches et si dissemblables négocient-ils leur entrée dans l'histoire littéraire ? A l'instar d'Oscar Wilde, Cocteau a très tôt parié sur une "sorte de 8e art qui aurait le pouvoir d'esthétiser l'ensemble de l'existence", c'est-à-dire d'abolir "toute distinction entre vie publique et vie privée". Mais bien plus judicieuse s'avéra la "mue du petit Marcel" en un saint de cette religion littéraire née "sous les auspices lunaires de Nerval" et ayant culminé "avec l'apparition de l'étoile Mallarmé et de la comète Rimbaud". Là où Cocteau se voulait tout entier dans chacun des aspects de son oeuvre, Proust, soutenu par Gallimard, a su anticiper le puritanisme antibiographique qui allait triompher après guerre en se démarquant, dans son roman, des duchesses, cocottes et vieilles gloires littéraires qu'il avait autrefois courtisées.
LECTURE SIDÉRANTE
Claude Arnaud ne cache pas auquel des deux auteurs va sa préférence : en 2003, il avait consacré une biographie de référence (Gallimard) à Cocteau. Aussi va-t-il jusqu'à redéployer la lecture sainte-beuvienne en diable que Cocteau fait d'A la recherche du temps perdu après la guerre. Alors que lui-même se voit ignoré des nouvelles générations, le poète s'insurge, dans ses écrits personnels, contre ce qu'il sait être une oeuvre inachevée, mal rapiécée, où les garçons désirés sont changés en jeunes filles, et dont le célèbre Narrateur, si prisé par la critique, cache mal le Proust décadent, snob ou homosexuel, longtemps méprisé, du reste, par les instances du bon goût littéraire.
Sidérante pour nous qui avons fait de Proust le parangon du grand auteur, cette lecture met en relief nos propres modèles interprétatifs, tout aussi arbitraires. Et si l'on peut reprocher à Cocteau de rester aveugle à la"volonté d'ascèse rédemptrice" qui fait toute la valeur de la Recherche,pouvons-nous rejeter en bloc son interprétation : à savoir qu'après avoir tenté de l'imiter et de le dépasser, Proust l'avait (volontairement ou non ?) fait trébucher sur le chemin de la consécration ? Rien de personnel : le"cannibalisme régnant entre créateurs", note très justement Claude Arnaud, n'est que l'autre face, moins lumineuse, de ce que nous nommons postérité.
 Proust est une fiction, de François Bon, Seuil, "Fiction &Cie", 352p., 20,50 €.
Signalons, du même auteur, la parution en poche d'Autobiographie des objets, Points, 236p., 6,70 €.

Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud, Grasset, 208p., 17 €.


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