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mercredi 2 octobre 2013

Neurosciences, les limites de la méthode

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Devant le vieillissement des populations, les maladies du système nerveux sont considérées comme des enjeux majeurs de santé publique. Ainsi, la France multiplie les plans Alzheimer ou Parkinson dans l'espoir de découvrir leurs causes afin de les traiter comme de simples maladies infectieuses. Cependant, dix ans après une "décennie du cerveau" (1990-2000) pour laquelle dix avancées majeures avaient été annoncées, dont un vaccin contre Alzheimer ou le traitement de la maladie de Parkinson par thérapie génique, force est de constater que les promesses n'ont malheureusement pas été tenues.
De façon étonnante, ces échecs à long terme n'ont pas amené la majorité de la communauté des neurosciences à se remettre en cause.
Il est vrai que les pouvoirs publics n'encouragent pas l'autocritique car ils ne semblent pas s'inquiéter pour l'instant de cet écart entre promesses et réalisations. Seuls quelques-uns d'entre nous commencent à se questionner sur nos méthodes de recherche et les façons de communiquer nos résultats (Le Monde du 5 juin).
Un article du mois d'avril dans Nature Reviews Neuroscience fournit un début d'explication sur la raison pour laquelle, en neurosciences, si peu de résultats initiaux sont confirmés par la suite. La Britannique Katherine S. Button, psychiatre à l'université de Bristol, et ses collaborateurs y montrent que beaucoup de ces études ont une faible puissance statistique du fait de la petite taille de leurs échantillons. Cela entraîne une faible reproductibilité de leurs résultats, amplifiée par la pratique éditoriale des revues de biologie refusant de publier des études qui dupliquent sur une plus grande échelle des données déjà parues ou celles contredisant des études défectueuses. Il faut donc attendre plusieurs années pour vérifier si les études initiales sont valides ou conduisent à des impasses.
LACUNES EN STATISTIQUES
Mais ce facteur, révélateur de lacunes en statistiques, n'est qu'un symptôme d'un mal plus profond : la méconnaissance des mathématiques. La plupart des neuroscientifiques ont eu une formation biologique ou médicale, cursus dans lesquels les mathématiques sont sous-enseignées et rapidement oubliées. Cette lacune en mathématiques a une conséquence beaucoup plus fondamentale sur notre conception même de la physiologie du système nerveux.
La complexité de ce système impose de manipuler un nombre de paramètres a priori infini. Or l'être humain, qu'il soit scientifique ou non, a du mal à manipuler plus de deux dimensions à la fois. Cela se reflète dans les deux modes de représentation qui forment l'ossature de la biologie : la courbe et l'histogramme, qui permettent de faire varier un paramètre en fonction du temps, de différentes conditions expérimentales ou éventuellement d'un second paramètre. Ainsi, il devient indispensable d'utiliser une formalisation physico-mathématique pour conceptualiser au-delà de deux paramètres. C'est l'adoption de ce cadre conceptuel qui a permis au domaine de la physique d'effectuer sa révolution à la fin du XIXesiècle, à l'origine des progrès prodigieux dans des champs aussi variés que la théorie de la matière, la gravitation, la thermodynamique, etc.
Or le chercheur en neurosciences, de par la faiblesse du bagage mathématique des biologistes, est singulièrement réfractaire à cette approche. Il abdique donc devant la complexité et se contente de réduire son sujet d'étude aux deux dimensions qu'il pourra représenter avec ses courbes. Certes, depuis Claude Bernard, l'hypothèse précède normalement l'expérience, mais formulée de façon simpliste : par exemple, "la présence de la protéine X entraîne l'apparition des troubles Y". Il en résulte la mise en évidence de nombreux cas où cette relation sera mise en défaut puisque le système nerveux ne peut se réduire à un paramètre isolé.
UNE VISION FINALISTE
La présence de la protéine X entraîne peut-être l'apparition des troubles Y, mais seulement si les facteurs V, W et Z (qui peuvent être biologiques, environnementaux, etc.) sont présents dans certaines proportions. Des expériences se concentrant sur X et Y et faisant varier l'un de ces facteurs V, W et Z sans s'en rendre compte puisqu'ils sont ignorés (simplement en changeant de modèle d'étude, par exemple) finiront par donner des résultats discordants. On assiste ainsi à des phénomènes de mode où telle protéine, tel agrégat ou telle modification dans l'activité d'une structure cérébrale sont tour à tour accusés de tous les maux puis secondairement blanchis.
Mais il y a plus grave. Ce mode de réflexion entretient une vision finaliste. Il est quasiment impossible de trouver une publication en neurosciences qui n'explique pas que telle molécule ou telle structure sert à telle fonction. Or, en biologie, ce qu'on appelle par commodité une fonction est une propriété émergente qui a été conservée par les mécanismes de l'évolution car elle fournit un avantage aux organismes qui en sont dotés. Il en va ainsi de toutes celles remplies par le cerveau, depuis les comportements alimentaires jusqu'à la conscience.
L'approche expérimentale réduite à deux dimensions induit des explications apparemment finalistes telles que "la dopamine est la molécule de la récompense", "le cortex préfrontal est la zone de la décision" ou "il existerait un gène de la maladie d'Alzheimer", quand ce n'est pas carrément celui d'un comportement considéré comme déviant par une frange de la société (addiction, préférence sexuelle, etc.) qui devient incidemment une maladie. Ce finalisme apparent, assumé ou feint de la part du chercheur, est adopté au premier degré par la société et devient problématique car il peut justifier une forme de discrimination bien-pensante.
MAINTIEN D'UN STATU QUO AU DÉTRIMENT DE LA DÉMARCHE SCIENTIFIQUE
Ce biais est aussi encouragé par la politique éditoriale des principaux journaux scientifiques prestigieux : un article a d'autant plus de chances d'y être accepté qu'il explicite un phénomène d'une façon compréhensible par le plus grand nombre. Tout concourt donc au maintien d'un statu quo au détriment de la démarche scientifique.
Mais la situation n'est pas sans espoir. Les neuroscientifiques commencent à demander l'aide des mathématiciens a posteriori pour expliciter des résultats qu'ils n'arrivent pas à comprendre avec leurs outils trop simplistes. Il faudra encore un long travail de rationalisation pour qu'à l'instar de la physique la théorie mathématique précède l'expérimentation, et qu'ainsi les neurosciences complètent cette révolution épistémologique qui permettra de surmonter l'obstacle imposé par nos capacités limitées à appréhender la complexité du système nerveux.
Notre responsabilité vis-à-vis de la société impose cette réforme en profondeur. Il est aussi de notre devoir de l'informer qu'on ne peut prédire pour l'instant quand et dans quel domaine nous en récolterons les premiers fruits, et quelles en seront les conséquences sur le traitement médical ou l'aide au handicap.
Le supplément "Science & médecine" publie chaque semaine une tribune libre ouverte au monde de la recherche. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l'adresser à sciences@lemonde.fr.

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