Série d'immolations après le suicide de Nantes
LE MONDE | Par François Béguin, Jean-Baptiste Chastand et Catherine Rollot
Détresse liée au chômage, à des problèmes personnels ou psychologiques, phénomène de contagion ? Deux jours après le décès d'un chômeur en fin de droits qui s'est immolé par le feu devant une agence de Pôle emploi à Nantes, un homme de 49 ans, lui aussi sans emploi, a tenté, vendredi 15 février, de se suicider de la même manière en pleine rue, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Hospitalisé à l'hôpital Saint-Louis à Paris, il souffre de brûlures aux premier et deuxième degrés, mais ses jours ne sont pas en danger.
Alors que le premier cas avait suscité de nombreuses réactions jusqu'au plus haut niveau de l'Etat, le drame de Saint-Ouen n'a donné lieu à aucune prise de parole officielle. "Ce chômeur était bien inscrit à Pôle emploi, mais il n'avait jamais fait part de son intention de se suicider", indique Jean Bassères, le directeur de Pôle emploi. Mercredi, juste après l'immolation de Djamal Chaab, à Nantes, M. Bassères avait immédiatement rendu public l'enchaînement des événements qui avaient précédé l'immolation. Il est vrai que le chômeur avait publiquement mis en cause l'agence nationale pour justifier son suicide.
Vendredi, la direction de Pôle emploi insistait sur la différence de contexte et refusait de rentrer dans les détails de la situation du chômeur tant que ses motivations n'ont pas été éclaircies. Même silence au ministère du travail et de l'emploi, alors que Michel Sapin avait sauté dans le premier train mercredi pour se rendre à Nantes.
"DÉSTABILISÉ PAR LA SOLITUDE"
Le drame de Saint-Ouen s'est déroulé rue Emile-Zola, en face d'une école élémentaire. Vers 11 heures du matin, l'homme a mis le feu à ses vêtements, en bas de l'immeuble où il vivait depuis près de six ans. C'est Valérie Renault, la directrice de l'école primaire voisine, qui a rapidement alerté les pompiers. Sa fille a éteint les flammes du pantalon, tandis qu'un ouvrier retirait la chemise enflammée de l'homme. "En attendant les secours, il a dit à ma fille qu'il était seul et sans travail", raconte la directrice.
Selon l'un de ses voisins, l'homme, propriétaire de son appartement, aurait perdu sa femme en décembre 2009. Il avait travaillé dans le commerce avant d'enchaîner depuis quelques années stages et petits boulots dans la vente.
"Il était un peu désespéré, déstabilisé par la solitude", témoigne Thomas Dangin, un ancien voisin. "Il avait du mal à trouver ses repères, il passait beaucoup de temps dans le café Internet en bas de l'immeuble et ne parlait que de Facebook." Un autre voisin, qui a tenu à garder l'anonymat, rapporte que l'homme pouvait "passer des journées à hurler". "Il me semblait un peu déséquilibré, parfois incohérent dans ce qu'il disait. Il a récemment cassé sa fenêtre en pleine journée."
Selon la préfecture de Bobigny, la victime touchait l'allocation de solidarité spécifique (ASS), réservée aux demandeurs d'emploi ayant épuisé leurs droits au chômage. Il aurait été reçu la semaine dernière par l'agence de Saint-Ouen dans laquelle il était inscrit.
750 SUICIDES SUPPLÉMENTAIRES
Même si les raisons qui poussent une personne à mettre fin à sa vie sont souvent insondables, pour le psychiatre et professeur de médecine légale Michel Debout, la crise économique n'est pas étrangère à l'augmentation de ces gestes de désespoir. En 2012, ce médecin, qui alerte depuis plusieurs années les pouvoirs publics sur la détresse psychologique des chômeurs, a calculé que le marasme économique avait généré 750 suicides et 10 780 tentatives supplémentaires entre 2008 et 2011.
La majorité des suicides se passent dans l'espace privé, mais certains choisissent de montrer leur désespérance à la face du monde par un acte spectaculaire comme l'immolation par le feu. "Ce geste est à la fois sacrificiel et protestataire, analyse M. Debout. L'individu qui a recours à cette forme de suicide le fait non seulement parce qu'il estime que c'est la dernière façon de se faire entendre, mais aussi pour interpeller la société."
TROIS AUTRES TENTATIVES D'IMMOLATION
Outre le drame survenu à Saint-Ouen, la journée de vendredi a été marquée par trois autres tentatives d'immolation. En soirée un gérant de magasin de sport, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), s'est aspergé d'un liquide inflammable. Gravement blessé, il a été transporté à l'hôpital. Plus tôt dans la journée, un collégien de 16 ans de La Rochelle et un homme d'une trentaine d'années de Beaune (Côte-d'Or) ont menacé de commettre le même geste.
Malgré des profils et des motivations a priori différents, ces immolations en série ne surprennent pas les spécialistes. "Il peut y avoir un effet d'imitation, voire d'identification chez certaines personnes fragiles, qui voient dans le suicide des autres un signe, un déclic pour franchir à leur tour le pas", explique M. Debout, pour qui la création d'un observatoire sur le suicide pour mieux connaître et prévenir ce risque est plus que jamais une nécessité en temps de crise. Une revendication ancienne qui pourrait aboutir. Mardi 12 février, la ministre de la santé, Marisol Touraine, lors un discours devant le Conseil économique, social et environnemental, s'est engagée dans ce sens.
François Béguin, Jean-Baptiste Chastand et Catherine Rollot
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