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mercredi 13 février 2013

«Bien à vous», vraiment?

17 janvier 2007

Avez-vous bien remarqué à quel point la formule «Bien à vous» a envahi nos fins de messages et autres courriels pluriquotidiens ? Comme si l'époque tout entière s'adonnait à ce vice impuni : pécher par antiphrase. Comme si, plus que jamais, il fallait faire mentir ces quelques mots qui rituellement précèdent pour le meilleur et pour le pire nos encombrants paraphes.
Oubliées pourtant les assurances de considération plus ou moins distinguée qui masquent le souverain mépris que nous éprouvons pour le destinataire de notre missive, enfoncées les «salutations» qui n'ont de respectueuses que le nom, distancés les secs et brefs«cordialement» de moins en moins cordiaux qui ont parsemé le bas de nos pages. Quant aux sentiments si peu éprouvés, mais si fort brandis, ils ne trouvent plus grâce qu'aux yeux des septuagénaires déjà depuis longtemps sur le banc de touche. Pour ne rien dire des«Votre dévoué» qui moisissent au fond des études de notaires de province, abandonnés de tous ou presque.
 Non, c'est dans le rituel «Bien à vous»,«Bien à toi» que se reconnaissent désormais les ambiguïtés de notre temps. Mais que signifie-t-elle donc, cette étrange formule récurrente qui se fraie un passage dans une société obnubilée par l'individualisme et l'indépendance ? Apparue il y a peu de temps, elle prend aujourd'hui sa vitesse de croisière, notamment grâce aux courriers électroniques qui la démultiplient en nous obligeant à saluer nos divers interlocuteurs plusieurs fois par jour. Si l'on part du principe maintes fois vérifié qu'une formule de politesse exprime l'envers de la pensée de son auteur, qu'elle fonctionne comme un masque social auquel nul, ni l'émetteur ni le destinateur n'offre foi, alors quid de la nouvelle venue ?
Par un effet de miroir bien connu, plus on la lit, plus elle paraît bienvenue sous la plume. De proche en proche, elle se répand comme une onde pacifique et apaisante. Choquante au premier abord (comment écrire une locution pareille ?), elle opère peu à peu, onction routinière et paisible de nos incessants échanges.
Avant tout, ne pas bouder son plaisir : celui de voir se créer devant nos yeux de nouveaux usages, en temps réel ou presque. Car il ne s'agit pas ici d'utiliser une formule éculée dont personne n'interroge plus les tenants ni les aboutissants, mais bien plutôt d'assister en direct à la naissance d'un rite social fondateur : la formule de politesse. Une politesse qui, plus que jamais, affirme sa fonction primordiale : arrondir les angles, polir les aspérités, abraser le réel pour le restituer sous une forme où le poétique et le politique se confondent.
Qu'est-ce donc qu'être poli aujourd'hui ? D'abord rassurer et non plus assurer. A la place des «Veuillez croire», et des «Recevez l'assurance», le «Bien à vous» prend soin de débuter par un mot réconfortant entre tous. Car enfin on n'écrit pas «A vous» (ou «A toi») qui sonnent trop vrai et peut-être trop faux en même temps, mais «Bien à vous».
Rassurer, persuader, masser, détendre, optimiser le temps de cerveau disponible, materner l'autre, telle est la fonction de ce premier mot. Et puis derrière, tout de suite, sans attendre, voici l'offrande suprême, le rite oblatif qui dans les termes impose l'idée d'une dépossession de soi tout entière tournée vers l'autre et sa satisfaction espérée : c'est à toi qu'appartiennent mes actes et mes pensées, à vous que je destine mes secrètes influences, à votre cause que je me rends sans plus hésiter. Dans ton combat, sache-le tu n'es plus seul ; me voilà soldat de ton armée des ombres. Quoique tu puisses croire, semble nous dire la bienfaisante formule, je t'assure que je suis de ton côté.
Les historiens et sociologues Norbert Elias et Erving Goffman ont su montrer que le souci et l'expression de la politesse relèvent de stratégies sociales essentielles qui organisent et régulent nos interactions. Dans des sociétés fortement hiérarchisées comme l'était la nôtre jusqu'ici, les formules de politesse sont des marqueurs de féodalité sociale exigeant de repérer finement parmi toutes les expressions possibles celle qui paraît la mieux adaptée à la nature et au rang de son interlocuteur.
A ce titre, celles-ci sont en prise directe avec les reconfigurations et les recompositions de notre société. Pacifique mais aussi égalitariste, s'adressant indifféremment à tous, «Bien à vous» en devenant la formule la plus utilisée sur support électronique tend à officialiser cette horizontalisation et cette déhiérarchisation des rapports sociaux amplifiées par l'usage des réseaux numériques. A vieux supports, vieilles formules : les missives en papier gardent la trace des anciennes déférences tandis que nos fugaces courriels tissent la trame des modernes appartenances.
Mais que peut signifier «Bien à vous» dans un monde où l'on prétend ne plus appartenir qu'à soi-même ? Où l'individu prime sur le groupe et la liberté sur toutes les formes de conditionnement ? Quoi d'autre, sinon que feindre demeure la vertu sociale par excellence, que la simulation est la pierre angulaire du vivre-ensemble, que notre«asociale sociabilité» (Kant) est le reflet de nos plus intimes contradictions ?
En d'autres termes, «Bien à vous» s'entend moins comme une promesse que comme une affirmation ironique et distante se jouant des fausses proximités comme des vraies dépendances. Les nouveaux régimes de politesse ont sans doute de beaux jours devant eux.

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