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mercredi 7 février 2024

Le cunnilingus, nouvelle star des séries

Par   Publié le 03 février 2024

ENQUÊTE  Longtemps grand absent des scénarios, cet acte sexuel est de plus en plus mis en scène. Au point de devenir une sorte de figure imposée pour qui veut filmer le coït sans passer pour un vieux croûton.

 

En 1958, Jeanne Moreau n’arrive même pas à prononcer le mot. Interrogée par la journaliste France Roche sur une scène « audacieuse » des Amants, de Louis Malle – vraisemblablement celle dans laquelle la caméra explore son visage, son bras et sa main alors qu’elle est en train de recevoir un cunnilingus hors champ –, l’actrice parle d’« amour », de « pureté », d’une « rencontre ». Mais pas de l’acte en lui-même, considéré comme l’un des premiers cunnilingus représentés, même de façon très suggérée, dans le cinéma français non pornographique.

Cela n’a sans doute pas échappé au téléspectateur : l’acte, autrefois rare en dehors des séries qui ont pour principal sujet la sexualité, est devenu quasi syndical dans les séries récentes – IrrésistibleAlphonseTout va bienSlip et Split, la saison 3 de The Morning Show, rien que pour l’automne 2023. Et c’est sans compter ceux que l’on a vus sur grand écran. Pratique perçue comme féministe du fait de son inversion des codes habituels – femme donnant, homme recevant –, le « cunni » s’est considérablement popularisé, au point de devenir une sorte de figure imposée pour qui veut filmer le coït sans passer pour un vieux croûton.

Ce changement intervient dans un contexte de raréfaction du sexe à la télévision. Les vieilles représentations ont fait long feu, les scènes de sexe placées çà et là pour exciter le téléspectateur – la fameuse « pulsion scopique » freudienne – n’ont plus lieu d’être. Pour s’émoustiller, il existe désormais la fibre et Pornhub. Il y a quelques semaines, une étude très médiatisée de l’université de Californie à Los Angeles montrait d’ailleurs que la jeune génération avait tendance à se détourner des romances et plébiscitait de plus en plus les histoires d’amitié et les personnages « asexués » à l’écran. Le cunnilingus s’épanouit donc sur une terre en voie de désertification et surtout, six ans après la déflagration #metoo, ce terrain n’accueille plus n’importe quoi : une « scène de cul », oui, mais mieux vaut désormais qu’elle serve un but précis.

« La position la plus simple à filmer »

Si la multiplication du cunnilingus saute aux yeux, c’est qu’il était jusqu’ici assez rare, et généralement laissé hors champ, surtout dans les films et séries dont la sexualité n’est pas le thème central et qui s’adressent à une audience relativement large. L’automne 2023 a marqué une étape importante dans la démocratisation de l’acte au travers de plusieurs créations. On a pu deviner Jennifer Aniston en train de recevoir un cunnilingus de Jon Hamm dans une mise en scène aseptisée mais laissant peu de place au doute (The Morning Show, saison 3, Apple TV+). On a aussi vu Théo Navarro-Mussy contenter Camélia Jordana dans la comédie romantique Irrésistible (Disney+).

Dans l’excellente série américaine Slip (OCS), l’héroïne change de dimension à chaque fois qu’elle a un orgasme, faisant du cunnilingus une machine efficace pour voyager dans le métavers. A ne pas confondre avec Split, série française sur la découverte (France.tv), par une jeune femme en couple hétérosexuel, de son attirance pour une femme et d’une forme de jouissance nouvelle, dans laquelle le cunnilingus tient une place de choix. Dans Tout va bien (Disney+), Virginie Efira reçoit un cunnilingus de son partenaire, alors qu’elle a la tête ailleurs et n’en tire pas beaucoup de plaisir – une des rares scènes de sexe ancrées dans la réalité.

Pour Camille de Castelnau, scénariste et showrunneuse de Tout va bien, le choix du cunnilingus était pratique plutôt que politique. « Je voulais que le personnage de Virginie Efira regarde l’heure pendant l’acte, sans que son partenaire s’en rende compte, et c’était la position la plus simple à filmer », explique-t-elle, avant de rappeler qu’elle présente également des contraintes. « Les seins de la femme sont visibles. On a finalement choisi de lui faire porter un tee-shirt plutôt qu’un soutien-gorge comme dans les séries américaines. Je voulais montrer une scène banale de la vie conjugale : c’est le matin, ils sont en pyjama… » La banalisation du cunnilingus est effectivement un moyen de rappeler que la pratique n’est pas rare. Selon une étude menée en janvier 2019 par l’IFOP pour le magazine Elle, 90 % des couples hétérosexuels pratiquent le cunnilingus, même occasionnellement, et le chiffre est à peu près le même pour la fellation, pratiquée cependant avec un peu plus de régularité.

Donner un cunnilingus, c’est s’abaisser

« La libération sexuelle des séries n’a pas encore eu lieu », relève néanmoins Benjamin Campion, enseignant-chercheur à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III, dont le travail sur la représentation du sexe dans les séries de la chaîne câblée américaine HBO a fait l’objet d’un livre, HBO et le porno (Presses universitaires François-Rabelais, 2022). « HBO, par exemple, a la réputation d’une chaîne plus libre, et pourtant les représentations y restent très conventionnelles, souligne-t-il. On y voit essentiellement des relations hétéros, et le plus souvent des pénétrations vaginales. » Quantitativement, le cunnilingus arrive en quatrième position dans ses statistiques, loin derrière ladite pénétration vaginale, mais aussi derrière la fellation et la masturbation : « Seulement trente-huit occurrences sur les dizaines de séries HBO que j’ai étudiées sur vingt ans. C’est moitié moins que les fellations. »

Cela tient, selon le chercheur, avant tout à la prédominance des personnages masculins dans le corpus étudié, qui s’étend de 2000 à 2019. « C’est l’époque des “hommes tourmentés” [référence au livre du journaliste américain Brett Martin, paru en 2013, sur l’âge d’or des séries mettant en scène des antihéros masculins – Les SopranoThe WireBreaking BadMad Men], qui sont souvent mis en scène dans des relations de pouvoir, voire des relations tarifées, dans lesquelles il faut marquer sa supériorité. » Et donner un cunnilingus, c’est s’abaisser. Dans l’épisode 8 de la première saison des Soprano(HBO, 2019), Uncle Junior (Dominic Chianese) associe l’acte à l’homosexualité : « Si tu suces de la chatte [“pussy”, qui veut également dire “chochotte”], ça veut dire que tu suceras n’importe quoi… »

Même les héroïnes décomplexées de Sex and the City (diffusée sur HBO de 1998 à 2004) se méfient d’un homme réputé dans tout Manhattan pour ses cunnilingus très efficaces (justement surnommé « Mister Pussy »), susceptibles d’entraîner une addiction malsaine… Dans un autre épisode, Miranda (Cynthia Nixon) est dégoûtée que son amant veuille l’embrasser sur la bouche juste après l’avoir fait jouir avec sa langue. Il y a encore davantage de gêne que de plaisir vis-à-vis du cunnilingus, moins employé par les scénaristes que la fellation, qui sert le plus souvent à marquer une forme de domination.

« Le statut de dominant ou dominé n’existe que par la place qu’on lui donne, nuance Claire Ferrero, conseillère en sexualité et coordinatrice d’intimité sur les plateaux de tournage à Los Angeles. L’inconvénient du cunnilingus, c’est qu’il est souvent aveugle à la caméra. On voit ou on devine plus le sexe masculin dans la fellation, ou alors on voit au moins une tête qui bouge… Dans une scène de cunnilingus, c’est beaucoup moins explicite. » « La gestuelle n’est pourtant pas très différente, analyse Benjamin Campion. Dans les deux cas, il y a souvent des mains sur la tête, mais dans un cunnilingus ce sont les mains d’une femme, et les gestes sont souvent plus doux… Ça choque moins. » Alors qu’un cunnilingus peut évidemment impliquer la contrainte : personne n’a oublié la scène glaçante de Girls (diffusée de 2012 à 2017 sur HBO) dans laquelle Adam Sackler (Adam Driver) force sa petite amie Natalia (Shiri Appleby) à subir l’acte alors qu’elle n’en a manifestement pas envie (épisode 9, saison 2).

Cliché du sexe lesbien

Autre facteur d’invisibilité du cunnilingus, sa tendance à être réservé au sexe lesbien. The L Word, première grande création sur le sujet aux Etats-Unis (diffusée sur Showtime de 2004 à 2009), en compte un certain nombre. A l’époque, la série était particulièrement progressiste. Aujourd’hui, cantonner le cunnilingus aux couples de femmes a quelque chose de daté. Pourtant, ce cliché a la vie dure, en témoigne la myopie avec laquelle Nicolas Bedos, dans la série Alphonse, qu’il a créée pour Prime Video, filme le sexe oral selon que le couple est hétéro ou lesbien, réservant la fellation au premier et le cunnilingus au second.

« C’est une association assez systématique dans les représentations, confirme Benjamin Campion. C’est sûr que ça manque de variété, mais il y a sans doute aussi une peur de montrer des pratiques et des positions qui renvoient trop à l’hétérosexualité, comme la pénétration vaginale. Il y a d’ailleurs des positions qu’on ne voit jamais à l’écran, et d’autres qui sont surreprésentées. Dans mes recherches, je n’ai trouvé qu’un seul “69”, alors que c’est une position intéressante, égalitaire, qui évoque le partage. » Le « 69 » le plus célèbre de l’histoire des séries, celui de Keri Russell et Matthew Rhys, couple d’espions dans The Americans (FX, 2013-2018), marque d’ailleurs leur réconciliation après une période de séparation, un moyen d’établir une paix durable fondée sur le respect de l’autre. Le choix était tout à fait conscient, a expliqué le créateur de la série, Joe Weisberg, dans une interview au magazine Time en 2015 : « Nous cherchions quelque chose qui exprimerait la réciprocité, mais aussi une grande intimité. (…) On s’est mis d’accord sur [une position] qui n’impliquait pas la domination. »

La multiplication des scènes montrant le cunnilingus relève donc autant d’un rééquilibrage de sa représentation à l’écran que d’une volonté de le mettre en avant comme une pratique féministe, et d’inscrire la série du côté du progressisme. Quitte à s’acheter une conscience à peu de frais. « Il faut toujours se méfier des tendances, tout ça est très opportuniste et souvent artificiel », juge à ce titre Benjamin Campion, qui regrette également que l’on montre de plus en plus un sexe sans jouissance : « C’est une façon de le dédramatiser mais aussi de le vider de sa substance. C’est un peu triste. » Un constat partagé par Claire Ferrero : « Beaucoup de coordinateurs d’intimité américains trouvent qu’on fait encore trop de scènes de sexe qui ne servent pas l’histoire, mais elles ne sont pas là pour ça ! Elles doivent aussi servir un intérêt visuel et artistique… Je suis assez prosexe en général. Mais si on a envie de montrer, faisons-le de manière intéressante et créative ! »


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