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jeudi 8 février 2024

Disparition Mort de Jean Malaurie, le soleil se couche au Nord


 


par Frédérique Roussel   publié le 5 février 2024 

Fondateur de la mythique collection «Terre humaine», figure majeure de l’anthropologie et de la géographie, l’ethnologue mort ce lundi 5 février à 101 ans, devenu Inuit dans l’âme, était un inlassable défricheur de l’Arctique.

A la question que lui posait un journaliste : «Que se passera-t-il lorsque vous mourrez ?» Jean Malaurie, 82 ans, avait répondu : «La vie en décidera, ainsi que les esprits chamaniques du Grand Nord qui m’ont toujours accompagné.» Presque vingt ans après, ce moment est venu pour l’animiste joyeux qui aura mené une quête à la fois scientifique et intérieure : ce lundi 5 février, l’anthropogéographe et éditeur s’est éteint à 101 ans à Dieppe, en Normandie, où l’avaient finalement mené ses semelles de vent. Mouvementée, engagée, l’existence de Malaurie a été faite de plusieurs «hummocks», comme il avait baptisé ses souvenirs d’expéditions parus en 1999 ; les hummocks étant de grands morceaux de glace déchiquetés, comme les éclats de sa mémoire.

Sa vie débute en Allemagne, où il naît à Mayence le 22 décembre 1922 dans un milieu catholique, bourgeois et sévère. D’origine normande, apparenté à Guy de Maupassant, son père y a été envoyé en 1918 sous Poincaré comme agrégé d’histoire et officier du renseignement. Par sa mère, Jean Malaurie est le descendant d’un un clan écossais, dont il disait porter parfois le kilt. De retour à Paris, il entre au lycée Henri-IV, prépare le concours de l’Ecole normale supérieure en 1943, quand il se trouve réquisitionné pour le STO, et prend le maquis dans le Vercors. Après la guerre, il entre à l’Institut de géographie de l’Université de Paris. Pourquoi la géographie ? «J’ai grandi dans la jeune République de Weimar, vivant au jour le jour la montée de l’hitlérisme. […] J’ai appris de cette période la détestation des mots et des idéologies.» Par réaction, il se tourne vers le solide, la pierre, et sera géomorphologue. En 1948 et 1949, comme géographe et physicien, il accompagne Paul-Emile Victor dans l’Arctique, première des 31 expéditions qu’il effectuera dans sa vie au pôle Nord, du Groenland en Sibérie, en passant par l’Alaska.

«Une Comédie humaine écrite par cent Balzac»

Après des missions dans le Hoggar (Algérie), il part en 1950 à Thulé, localité la plus septentrionale du Groenland. L’année suivante, il est le premier Européen à atteindre le pôle électromagnétique Nord en chien de traîneau avec l’Inuit Kutsikitsoq. C’est dans le Grand Nord, que l’affaire de sa vie s’est jouée : il s’attache à un peuple d’Esquimaux primitifs, les Inuits. «Il existait entre [eux] et la nature un profond équilibre, une symbiose.» A Thulé, 70 familles de chasseurs vivent à l’écart du monde. «C’est par eux que je suis repassé de la pierre à l’homme», dit-il à Télérama en 1995. Dans le plus grand mimétisme physique et mental, il vit un an auprès des Inuits, vêtu de peaux de bête, chassant avec eux, parlant leur langue, baignant «dans cet imaginaire extraordinaire qui vous fait aller sur la Lune, vous transformer en ours ou devenir immortel». Mais il découvre qu’une base aérienne secrète américaine s’implante à Thulé, qui menace d’anéantir ce sanctuaire du peuple du froid.

Voilà qu’une autre vie commence, avec «Terre humaine». De sa révolte pour sauver la civilisation inuite, il tire les Derniers Rois de Thulé, qu’il publie chez Plon en 1955. Au-dessus du titre, il a fait inscrire la mention «Terre humaine», la collection ethnologique mythique naît ; elle fêtera bientôt ses 70 ans. «Les vrais pères de la collection, ce sont les Esquimaux», disait-il au Point, pour le quarantième anniversaire. Son deuxième titre édité, Tristes Tropiques, sera signé d’un anthropologue alors inconnu, Claude Lévi-Strauss. Son célèbre incipit («Je hais les voyages et les explorateurs»)sera aussi l’antienne de «Terre humaine». La collection se dédie aux regards personnalisés, à une littérature du réel, aux voix du peuple, croisant la géographie, l’ethnologie et l’histoire. Outre Margaret Mead ou Jacques Lacarrière, Jean Malaurie publie des récits d’inconnus, parfois illettrés : intouchable tamoul, curé cauchois, meunier occitan, paysanne hongroise ou conteur breton. Le Cheval d’orgueil du Bigouden Pierre-Jakez Hélias, vendu à un million et demi d’exemplaires, en sera un des best-sellers. «Terre humaine», c’est «une Comédie humaine écrite par cent Balzac» selon Malaurie, qui disait dans De la pierre à l’âme (Plon, 2023) s’être résolument opposé, dès son premier livre, «à cette idée perverse selon laquelle l’historien doit participer à la disparition de l’homme-acteur de l’Histoire».

Enterré au Groenland

Tout en menant un défrichage d’éditeur passionné et iconoclaste, Jean Malaurie est élu en 1957 à la première chaire de géographie arctique à l’Ecole pratique des hautes études grâce à Fernand Braudel. Et il crée le Centre d’études arctiques, tout en continuant ses expéditions dans les déserts de glace et de pierre, nourrissant sa passion pour les Inuits. Défenseur auprès des gouvernements des droits des minorités arctiques menacées par l’exploitation industrielle et pétrolière du Grand Nord, il sera nommé en 2007 ambassadeur de l’Unesco pour les régions polaires. En 1990, il a dirigé la première expédition franco-soviétique en Tchoukotka sibérienne. Il va y découvrir cette même année, «cadeau du destin», la mythique allée des Baleines, un Stonehenge arctique d’esprit chamanique. Au début des années 90, il a également fondé l’Académie polaire d’Etat de Saint-Pétersbourg, chargée de former des élites chez les peuples transsibériens, dont il était président d’honneur à vie. En 2011, il a aussi créé à Uummannaq (Groenland), le Pôle inuit – Institut Jean-Malaurie.

Avec l’âge, il avait dû renoncer aux échappées arctiques, la dernière de ses expéditions – «hélas» –, remontait à 1999. Son souhait plusieurs fois exprimé, était d’être enterré au Groenland, de finir là où sa vie avait irrévocablement bifurqué, lui donnant à la fois une raison de s’engager et un sens intérieur. A quelques mois de ses 98 ans, il disait à Télérama en bon animiste : «J’aimerais juste que mes cendres soient dispersées au-dessus de Thulé, au Groenland. D’une façon ou d’une autre je continuerai à vivre, peut-être reviendrai-je sous la forme d’un papillon ?»


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