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jeudi 8 février 2024

Archéologie «Les femmes reprennent peu à peu leur place dans notre Préhistoire»

par Yoanna Herrera Santos  publié le 31 janvier 2024

Depuis quarante ans, plusieurs générations de préhistoriennes s’intéressent au rôle joué par les femmes dans les sociétés du Paléolithique. Il est désormais acquis qu’elles participaient à la chasse et taillaient le silex. Pour autant, rien ne permet de conclure à une égalité de genre, nuancent les chercheuses.

«Basanées» et «très bien habillées». Il y a 14 000 ans, les femmes magdaléniennes travaillaient les peaux et maîtrisaient la couture. Mères et compagnes, leur rôle n’était cependant pas cantonné à la reproduction : «La femme magdalénienne était sans doute très active et participait à l’établissement du campement et à l’installation des foyers. Elle devait beaucoup bouger, rapportant des plaques et des galets de pierre nécessaires à ses travaux, collectant le combustible et des baies ou piégeant au passage quelques petits animaux», explique Michèle Julien, directrice de recherches émérite en archéologie de la Préhistoire au CNRS.

Posées dans le salon de son appartement, des céramiques et des sagaies contemporaines témoignent de toute une vie dédiée à la recherche en archéologie. Bien calée dans un fauteuil, sa collègue Claudine Karlin, tient leur ouvrage en main, publié en 2014 : Un automne à Pincevent (1). Un gros volume qui détaille par le menu les fouilles menées dans ce campement magdalénien (Seine-et-Marne) occupé par des humains préhistoriques nomades à l’automne durant la dernière ère glaciaire du Paléolithique, juste avant que ne s’enclenche la «révolution néolithique» qui marque le développement de la sédentarisation et de l’agriculture. Sur ce terrain d’étude, les deux archéologues font partie des premières à s’intéresser, en particulier, au statut et aux activités des femmes.«Auparavant, on ne s’intéressait quasiment pas au rôle du féminin dans la vie quotidienne et l’organisation sociale. Avec le développement des études de genre, les femmes reprennent peu à peu leur place dans notre Préhistoire», affirment-elles.

Pour identifier les activités du campement, découvert en 1964 par l’ethnologue André Leroi-Gourhan, elles ont mené un travail de détectives sur ce site pendant quatre décennies. «Il est tout aussi difficile de trouver des preuves évidentes du travail des hommes que de celui des femmes. Pourtant, pour les premiers, des attributions sont admises sans discussion, alors que pour les secondes, toute hypothèse soulève toujours controverse», relèvent-elles dans leur étude (2).

Les deux archéologues font partie de la première génération à avoir introduit les questions de genre dans leur discipline. Des travaux trop modernes pour les hommes préhistoriens des années 80 qui «n’étaient pas prêts à entendre ce genre de discours» : «On nous laissait dire, mais les collègues masculins rigolaient doucement», se souvient Claudine Karlin.

Elles reprennent donc les fausses évidences une par une, comme l’idée que la taille du silex serait une affaire d’hommes. Un présupposé ancré jusque dans le monde scientifique : en 1966, l’université de Chicago organise une conférence internationale sur les sociétés des chasseurs-cueilleurs. Le titre, «Man the Hunter», en dit long sur l’invisibilisation des femmes dans l’histoire évolutive, pourtant dénoncée dès 1975 par l’anthropologue américaine Sally Slocum, qui publie l’essai Woman the Gatherer et met en avant l’importance des tâches «féminines» dans l’organisation de ces sociétés.

Dans les années 80, avec la préhistorienne Sylvie Ploux, Claudine Karlin remonte ainsi la chaîne de fabrication des objets retrouvés à Pincevent. Quelques années plus tard, les preuves sont enfin là : les femmes magdaléniennes taillaient aussi la pierre. «Elles n’attendaient pas que les hommes fabriquent les objets dont elles avaient besoin», pointe Claudine Karlin, coautrice du manifeste «Aux origines du genre» (3). La chercheuse suggère que les Magdaléniennes étaient capables de tailler leurs outils domestiques, mais qu’en revanche, elles ne participaient vraisemblablement pas à la taille de lames pour les armes. En ce sens, ses réflexions autour de la participation des femmes dans la production d’industries lithiques ont été précurseures.

«Leur tâche principale dans ce campement d’automne était de transformer les carcasses des animaux en produits de consommation et en équipements domestiques», résume Michèle Julien. Mais tout indique qu’elles participaient aussi au jeu en rabattant les rennes au cours des opérations de chasse. Autrement dit : ce n’était, a priori, pas elles qui lançaient la sagaie mais elles étaient chargées de ramener le troupeau jusqu’aux chasseurs qui étaient prêts à tirer.

Claudine Karlin et Michèle Julien voient dans la répartition des tâches une «complémentarité qui est au fondement même de l’organisation sociale. Dans la vie courante, hommes et femmes devaient être dépendants les uns des autres».

«On ne fait pas de la fiction»

Précurseurs, les premiers travaux sur le genre de ces femmes préhistoriennes font vite des émules. A une cinquantaine de kilomètres de Pincevent, la septuagénaire Monique Olive travaille depuis le début de sa carrière sur «le Pompéi de la Préhistoire», tant l’état de conservation de ce campement est bon : Etiolles (Essonne), daté de 13 000 avant notre ère. Elle s’intéresse à «tous les individus des groupes nomades qui sont derrière les objets archéologiques : hommes, femmes et enfants». Et depuis la découverte du site, au début des années 70, elle traque leurs activités en analysant les habitations. «J’ai eu la chance de faire partie de l’origine du site», dit-elle en souriant. Elle partage certaines interprétations avec Claudine Karlin et Michèle Julien, notamment sur la répartition genrée de l’espace au sein du campement. «Quand les données commencent à s’accumuler, c’est pertinent de remettre en question nos connaissances. Cela peut déconstruire les anciens clichés selon lesquels l’homme préhistorique tire la femme par les cheveux mais je dirais qu’il faut s’en tenir aux faits et rien qu’aux faits et ne pas surinterpréter quand les données sont maigres ou peu explicites. On ne fait pas de la fiction, ou si on en fait, il faut le dire».

Si aujourd’hui, les vieux clichés ont été démontés, d’autres ont pris le relais. Le documentaire Lady Sapiens – diffusé par France 5 en 2021 – a récemment véhiculé l’image d’une femme paléolithique ayant toutes les caractéristiques d’une girl boss : libre et affranchie, elle contrôlait sa fécondité, décidait de sa sexualité, portrait armes et enfants et était sur un pied d’égalité avec les hommes. Si le film ne manque pas de qualités artistiques, son storytelling relèverait plus d’un fantasme féministe contemporain que d’une réalité historique.

«Grâce à elles dire que les femmes taillaient la pierre ne fait plus débat»

Cheveux blondis par le soleil et peau hâlée, âgée de 35 ans, Elisa Caron-Laviolette fouille chaque été les différentes occupations du campement dEtiolles. Tout comme Monique Olive, son héritière s’intéresse à ce qui se passait dans les tentes des Magdaléniens qui ont occupé le site. Au cours de ses analyses «il a été très difficile de mettre en évidence les femmes et, paradoxalement, ça a été plus facile pour les enfants». La découverte de blocs de taille de pierre d’une qualité moindre et des pièces ratées laissent supposer qu’il s’agissait de matériel utilisé pour apprendre aux plus jeunes à tailler les silex. Si le fait de repérer la présence des enfants met en valeur les femmes,«il ne faut pas se figurer qu’elles n’étaient là que pour s’occuper d’eux».

La postdoctorante reconnaît que ses prédécesseures ont ouvert la voie vers la visibilisation de la femme préhistorique : «J’ai été formée par des femmes, je ne sais pas si je suis biaisée, dit-elle en riant, mais grâce à elles, dire que les femmes taillaient la pierre ne fait plus débat.»Elle se place donc dans la continuité de ses aînées et se sent plus écoutée. L’objectif est désormais d’amasser les données pour préciser, et parfois nuancer, les hypothèses qu’elles avaient établies. Contrairement à ses prédécesseures, elle pense que les femmes préhistoriques pouvaient être tout aussi habiles que leurs homologues masculins pour tailler la pierre : elles ne se cantonnaient pas à la fabrication d’outils pour le foyer, plus rudimentaires que les armes de chasse. «Je pense qu’il ne faut pas les voir comme étant moins capables et leur donner le second rôle. A Etiolles, j’ai été confrontée à un habitat où j’avais quelques individus qui taillaient des pièces d’une grande qualité et qui ne chassaient pas. Sur cet espace, il n’y avait pas de traces d’armes cassées ou d’animaux. J’ai suggéré que ces personnes ne chassaient pas et auraient donc pu être des femmes.» Mais cette hypothèse n’a pas été des plus populaires, reconnaît-elle, en particulier auprès des hommes. «Je ne prétends pas savoir si les femmes étaient parfaites dans l’art de la taille, mais je trouve qu’on ne peut pas argumenter qu’elles taillaient mal», ajoute-t-elle.

«Une mainmise des hommes sur les activités du prestige»

De l’autre côté de la frontière belge, le bioanthropologue Sébastien Villotte, 45 ans, chercheur au CNRS, rattaché à une équipe du Muséum national d’histoire naturelle, semble lui aussi peu convaincu par les représentations qui cherchent à tout prix à promouvoir l’image de la femme puissante. Il consacre sa recherche aux comportements genrés et à la division sexuelle du travail dans les sociétés du passé. Il lui semble difficile d’identifier une division sexuelle du travail qui reflète des inégalités de genre, faute de données suffisantes. Peu de sépultures nous sont parvenues de l’époque paléolithique.

Cependant, parmi les restes analysés, la plupart des hommes des populations européennes présentent les traces d’une «surutilisation du membre supérieur dominant (généralement, le côté droit), qui entraîne une asymétrie et parfois des lésions». Probablement les signes d’une pratique de la prestigieuse chasse au gros gibier – au fondement de leur économie de subsistance. «Certains hommes du Paléolithique moyen et supérieur, pas tous, présentent des traces de ces atteintes au niveau du coude, et il n’y a aucune femme de cette période, à ma connaissance, qui présenterait ces caractéristiques.» Le chercheur ne réfute pas pour autant l’existence des femmes chasseresses, mais s’en tient aux données disponibles : «Si on a tout un faisceau d’éléments qui vont dans un sens, il faut des preuves extrêmement solides et relativement nombreuses pour faire changer le paradigme.»

En Mésopotamie, après la révolution néolithique, les activités d’artisanat pouvaient être le fait de femmes, mais tendaient à devenir des activités masculines quand elles étaient destinées à une élite.«Lorsqu’il y a une professionnalisation d’une activité, accompagnée du prestige, elle a tendance à devenir masculine.» Peut-on y voir les prémices du patriarcat ? Difficile de répondre. «Ce sont des questions extrêmement complexes, même pour une société vivante. Imaginez lorsqu’on a affaire à une société morte…»

(1) Un automne à Pincevent : le campement magdalénien du niveau IV20, 2014, éd. Société préhistorique française, 640 pp.

(2) «Les Magdaléniennes du campement du niveau IV20 de Pincevent (Seine et Marne)», Bulletin de la société préhistorique française, 2023.

(3) Manifeste «Aux origines du genre» MNHN.


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