par Frédérique Roussel publié le 1er février 2024
Trupti Jayin donne ses séances d’hypnose dans une vieille résidence coloniale en plein cœur de Kolkata (Calcutta, dans l’est de l’Inde). Le propriétaire, Amritendu, lui loue volontiers une pièce, à la fois pour améliorer l’ordinaire et par intérêt pour les méthodes d’hypnose régressive. Cette technique d’introspection est en plein boom dans le pays. «Dans cette forme d’hypnose guidée qui se pratique assis et les yeux fermés, le patient est amené, afin de retrouver son élan vital, à rebrousser le cycle de ses renaissances précédentes.» Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire à la réincarnation (le samsara). Pour l’anthropologue et directeur de recherches au CNRS Emmanuel Grimaud, étudier cette méthode d’introspection vise à «saisir ce qui s’y joue véritablement sur le plan des conceptions culturelles de la vie et de la mort», écrit-il en préambule de Metavertigo. Cet essai explore plus en profondeur ce qu’il a d’abord filmé avec Arnaud Deshayes, dans Black Hole : Pourquoi je n’ai jamais été une rose (2019) : des séances de l’hypnothérapeute Trupti Jahin – une star dans une pratique réputée vaincre traumatismes et phobies avec une méthode maison à base de trous noirs – avec une vingtaine de patients.
Du général sanguinaire à l’ermite en méditation
«Inclinez-vous complètement, dit la voix. Vous pouvez retirer vos lunettes, monsieur. C’est merveilleux de se détendre, n’est-ce pas ? […] Sans corps, en apesanteur, vous voyagez à travers l’univers. Dans cet espace inexploré, vous allez vous adonner à une collecte d’informations, une expérience que ce monde physique ne peut pas vous donner.» Trupti invite ainsi son patient à un voyage mental pour identifier des problèmes dont il n’a pas conscience. On assiste à plusieurs voyages dans Metavertigo, avec des visions et des enchaînements plus ou moins spectaculaires, fascinants. Celui de Siddharth, officier de marine marchande d’une trentaine d’années alarmé par ses échecs sentimentaux à répétition, est particulièrement cinématographique. Sous hypnose, il passe du marin sur un bateau pris dans un cyclone à un champ de bataille sous les traits d’un général sanguinaire en 1758, à un ermite en méditation sous un figuier, jusqu’à toucher le nœud du traumatisme. La thérapeute dirige Siddharth, l’amène à intégrer un corps, à décrire une scène, à ouvrir une porte, à mourir, à revenir en arrière. «C’est comme si elle avait une télécommande VHS dont on pouvait s’amuser à remonter la bande en toute fluidité.»
Ramener au cœur du vivant
La pratique de l’hypnose correspond ainsi à un genre de cinéma mental, avec l’hypnothérapeute pour machiniste. «Le cinéma hypnotique amateur n’a jamais été reconnu comme un genre, écrit l’anthropologue très sérieux. On espère que ce livre contribuera à réparer cet oubli.» De son observation des séances au cabinet de Trupti, Emmanuel Grimaud a distingué trois niveaux : les expériences qui se complaisent dans l’errance, celles qui s’installent dans la turbulence et celles qui in fine entraînent une régénération. Aucun scénario commun entre les différents «studios» ou cerveaux des patients, chacun suit ses propres chemin et arborescence. Outre la régénération, la vertu de cette technique à l’histoire séculaire mais controversée est de ramener au cœur du vivant, dans l’embryogenèse. «A une époque où les métavers, univers technologiques imposés, sont en passe de se multiplier, ceux visités sous hypnose surgissent de l’intérieur ; ils forment un espace latent d’un tout autre ordre, un magma d’éclosions potentielles auquel on accède par soi-même et par régression.» Quant à la métempsychose proprement dite, elle apparaît riche de promesses pour des chercheurs en intelligence artificielle, souligne Emmanuel Grimaud. Cette image qui ouvre son livre vaut son pesant de symboles : à un colloque sur la réincarnation à Dharamsala, un transhumaniste demandait son avis au dalaï-lama sur la transmigration numérique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire