Publié le 23/09/2023
La novlangue démagogique ne manque jamais une occasion de « mettre le patient au centre ». Au centre de quoi ? Des « besoins », des « structures », des « solutions » et autres terminologies floues et nécessairement plurielles, permettant d’avoir l’air de tout dire sans en dire plus.
Pourtant, le patient est-il vraiment au « centre » aujourd’hui ? Attente interminable pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste en ville ou à l’hôpital, nécessité de rivaliser d’ingéniosité et de prudence pour appliquer sans dommage les recommandations d’utilisation des médicaments (en raison des pénuries frappant des galéniques mieux adaptées), acceptation du risque (fréquent) qu’une intervention soit déprogrammée inopinément : être patient en France aujourd’hui, c’est être au centre d’un jeu dont les règles semblent fréquemment être écrites à ses dépens.
Tout va bien… ou presque
Bien sûr, on rappellera à ces patients qu’ils bénéficient d’une santé quasiment gratuite (si l’on oublie les cotisations très élevées dont tous les salariés s’acquittent directement ou indirectement). Surtout, même s’ils ne sont plus si nombreux ceux qui se risquent encore à pavoiser sur le meilleur système de santé du monde, on n’hésite pas à répéter aux patients que la qualité des soins reste dans notre pays « exceptionnelle ». A moins qu’il faille entendre l’adjectif sous son autre acception, non plus d’extraordinaire mais de rare.
Dans une tribune publiée dans The Conversation au début de l’été, Valery Ridde, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et Christian Dagenais, professeur de psychologie à l’Université de Montréal remarquaient : « En France, l’espérance de vie sans incapacité à la naissance continue à évoluer de façon positive : elle était estimée en 2021 à 67 ans chez les femmes et 65,6 ans chez les hommes. Ce chiffre, qui se situe juste au niveau de la moyenne des pays européens, ne doit cependant pas être utilisé pour éviter de s’interroger sur la fragilité de notre système de santé. En effet, certains indicateurs de l’état de santé sont préoccupants : taux de mortalité infantile en hausse, évolution préoccupante du surpoids et de l’obésité (notamment en fonction des conditions sociales), taux de vaccination contre le papillomavirus faible, signant un déficit en prévention médicale, (…) toutes ces données accentuées par de fortes inégalités sociales ». Valery Ridde et Christian Dagenais ne disent par ailleurs rien de l’accès aux médicaments innovants souvent freiné dans notre pays par des considérations ayant trait à la fixation des prix et qui atteignent dans l’hexagone des niveaux de complexité inégalés.
Quand je me compare…
Si l’on va au-delà de ces données épidémiologiques et économiques très globales, le détail n’est pas toujours plus flatteur pour la France. Dans le numéro de juin du magazine du Cercle de recherche et d’analyse sur la protection sociale (CRAPS), le professeur Alain Bernard, président de l’IRAPS (Instance régionale de l’amélioration de la pertinence des soins) Bourgogne Franche-Comté, comparait (ce qui est toujours douloureux) : concernant « la perception de vivre en bonne santé des populations des pays de l’OCDE (…) la France ne fait pas partie des pays où les personnes ont la perception la plus élevée de vivre en bonne santé. Dans les pays comme la Belgique, le Danemark, la Norvège, la Suède et la Suisse, le pourcentage des personnes déclarant une perception de vivre en bonne santé est plus important que celui de la France. Cet indicateur consiste à interroger les personnes pour répondre à la question suivante : « Êtes-vous limité(e), depuis au moins six mois, en raison d’un problème de santé, dans vos activités habituelles ? ». Cet indicateur peut paraître subjectif dans l’interprétation de la limitation globale de l’activité, cependant des travaux ont montré qu’il reflétait de manière satisfaisante d’autres mesures de la santé et de l’incapacité ». Se penchant non plus seulement sur ces questions de perception, le Pr Bernard s’intéresse également à la qualité des soins : « Un travail a comparé les résultats de la chirurgie du cancer du poumon en France aux autres pays européens. Ce travail a été pris comme exemple pour la comparaison de la mesure de la qualité en France aux autres pays européens, car il a fait l’objet d’une publication mais nous aurions pu parfaitement utiliser d’autres types d’interventions chirurgicales ou technologies de santé. La mortalité postopératoire fait partie des différents indicateurs de résultats de la chirurgie du cancer du poumon. (…) Les pays comme la Grande-Bretagne et l’Espagne ont un taux de mortalité inférieur à la moyenne européenne. À l’opposé, deux pays comme l’Allemagne et la France ont un taux de mortalité respectivement de 2,9 % et 2,94 % alors que la moyenne européenne est de 2,1 %. Pour ces deux pays, la probabilité que leur taux de décès soit [réellement] supérieur à la moyenne européenne est de 98 % ».
Des indicateurs de résultats boudés en France
Bien sûr, l’exemple sera sans doute l’objet de quelques critiques (comme peut-être le fait que des patients en plus mauvais état général soient opérés en France) et on trouvera facilement (on l’espère) d’autres domaines où la France surpasse la Grande-Bretagne et l’Espagne. Néanmoins, derrière ces différences, sont isolées certaines spécificités françaises que l’on pourrait interroger et qui dénotent comment le souci du patient paraît parfois être relégué au second plan. Le professeur Bernard en énumère plusieurs. « Les indicateurs de résultats (…) sont peu évalués en France à l’opposé d’autres pays européens qui publient régulièrement les résultats des différentes techniques chirurgicales comme la chirurgie des coronaires, de la prothèse de hanche ou de la chirurgie de l’obésité ».
Il poursuit en remarquant la dispersion « de la pratique chirurgicale en France » qui a « comme corollaire la faible activité de certaines équipes » et qu’on constate moins en Grande-Bretagne ou dans d’autres pays. Or, régulièrement, des responsables politiques tentent de s’attaquer à cette question, mais se heurtent souvent à l’hostilité des représentants médicaux… doit-on y voir une préoccupation liée d’abord à la qualité des soins apportée aux patients ? Le professeur Bernard poursuit : « D’autres raisons pourraient être évoquées, certains pays européens sont impliqués dans des programmes de suivi des indicateurs de résultats, comme la mortalité postopératoire. Les équipes chirurgicales qui participent à ce type de programme sont informées de manière régulière sur leur niveau de performance et peuvent ainsi mettre en place des mesures d’amélioration de leurs résultats. En France, ce type de programme n’existe pas pour le moment, les établissements sont soumis à l’obligation de certification délivrée par la Haute Autorité de santé. Ce programme s’intéresse principalement aux indicateurs des structures et de processus. D’autres actions sont proposées aux praticiens pour améliorer leur pratique au quotidien, nous citerons l’accréditation pour les spécialités chirurgicales. Pour valider leur accréditation, le praticien devra déclarer des événements porteurs de risque pour le patient et montrer les actions qu’il a mises en place pour les prévenir. Cette démarche est louable, mais elle ne concerne que des actions ponctuelles et à aucun moment une évaluation globale de sa pratique. Une autre mesure est le développement professionnel continu qui est une obligation pour les praticiens. Cette obligation demande aux praticiens de suivre des formations continues et d’évaluer leur pratique. Le développement professionnel continu est géré par une structure administrative qui a complexifié le fonctionnement. Le patient a totalement disparu de cet univers où les praticiens s’inscrivent pour satisfaire à cette obligation réglementaire comme ils le feraient pour leur déclaration d’impôt » conclut-il.
Inversement des valeurs
Bien sûr, ici, les professionnels de santé pourraient être tout autant considérés comme les victimes d’un système aveugle et managérial que les patients. De fait, les syndicats ont beaucoup dénoncé le fait que les logiques qui ont été appliquées ces dernières années, notamment à l’hôpital, méconnaissent complètement le bien être des professionnels. Pour autant, les « hôpitaux » eux-mêmes (et en leur sein ceux qui y travaillent) peuvent parfois être les bénéficiaires de cette « disparition » des patients. Dans une tribune publiée ce printemps dans le Monde, le professeur de santé publique, Thierry Lang observe : « Depuis 2020, un curieux sophisme s’est installé dans le paysage médiatique qui, par sa répétition, semble avoir perdu toute capacité d’étonner. Confinements, comportements de prévention, masques, vaccination ne semblent avoir qu’un but : préserver l’hôpital. Cet objectif s’accompagne de bulletins de santé réguliers pour un hôpital qu’il s’agit de « soulager » et dont on se demande s’il va « tenir ». Le temps n’est pas si loin où le raisonnement était inverse. Au lieu de développer prévention et soins pour ménager le système de santé, la question était de mesurer les besoins de santé de la population pour définir les budgets nécessaires, la répartition et le dimensionnement des structures sanitaires. En d’autres termes, l’objectif recherché n’était pas d’adapter l’état de santé des citoyens au système, mais leur meilleure santé possible. Cette nouvelle façon de penser, inversant les valeurs, s’est installée progressivement. Depuis 2020, elle est devenue le nouveau paradigme. Les préoccupations financières (…) façonnent le système de santé. Malgré les appels répétés de nombreux professionnels de santé, le navire poursuit sa route, imperturbable, et les citoyens sont tenus de veiller à préserver un système malade. Il y a peu, la presse ne titrait pas sur les morts ou les handicaps que risquait de générer une nouvelle « vague » de Covid-19, ni sur la recrudescence prévisible de trois infections Covid-19, grippe et bronchiolite, encore moins sur les reports de soins. La question angoissante était : l’hôpital, les professionnels vont-ils tenir ? Pourtant, ce n’est pas aux malades de soulager le système de santé, c’est l’inverse » constatait-il.
Premier rôle
Comment les professionnels pourraient-ils inverser la tendance ? Peut-être en acceptant de ne plus se penser au centre. Pour le Dr Gaétan Casanova, ancien président de l’Intersyndicale nationale des Internes et membre de l’Observatoire Santé et Innovation de l’Institut Sapiens, c’est la voie montrée par les récentes évolutions législatives qui modifient les compétences des pharmaciens ou des infirmiers de pratique avancée. Il écrivait dans une tribune publiée dans le Journal du Dimanche : « On développe la spécialisation des infirmiers avec les Infirmiers en Pratiques Avancées (IPA), on reconnait le grade universitaire de master aux kinésithérapeutes et tout récemment les sage-femmes se sont vu ajouter une sixième année d’étude qui leur confèrera le statut de docteur en maïeutique. (…) Toutes ces réformes ont le mérite d’exprimer clairement une réalité : le médecin est un maillon essentiel du système de santé, il n’en est plus le centre. C’est bien ici un progrès car le seul centre légitime du système de santé est le patient. La crise existentielle est à son paroxysme. (…) L’orgueil médical est blessé : le médecin devra faire jeu égal avec les autres professionnels. La revendication d’une consultation à 50 euros est le cri légitime et dissimulé d’une profession en pleine crise existentielle qui à travers la rémunération recherche la reconnaissance qu’elle pense avoir perdu. Face à cette crise, deux voies sont possibles. La première consiste à refuser la coopération et à sacraliser injustement la place du médecin au-dessus des autres professionnels de la santé. Ce combat n’est ni souhaitable ni gagnable. La seconde voie consiste à porter avec enthousiasme un projet pour la santé des Français avec l’ensemble des autres professionnels. Cette deuxième voie est une voie d’humilité et de bienveillance, qualités essentielles pour un médecin. Nous devons tout à la fois souhaiter à nos médecins généralistes qu’ils reçoivent la reconnaissance qu’ils méritent et qu’ils empruntent cette dernière voie ».
Il y en aura bien sûr beaucoup pour rétorquer que les combats des médecins sont justement insufflés par le souci du patient. Mais celui-ci n’est-il pas en réalité devenu un prétexte facile, un artefact sans valeur oublié peu à peu tant des politiques, des décideurs et maintenant des médecins et professionnels. Trompés par la novlangue et autres hypocrisies, tous ont considéré comme acquis la primauté du patient. Mais n’est-il pas temps de ramener la balle au centre ?
On relira :
Valery Ridde et Christian Dagenais : https://theconversation.com/partout-dans-le-monde-la-resilience-des-systemes-de-sante-affaiblie-par-les-reformes-neoliberales-207198
Pr Alain Bernard : https://www.thinktankcraps.fr/qualite-soins-france-comparaison-autres-pays-europeens/
Pr Thierry Lang : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/04/18/ce-n-est-pas-aux-malades-de-soulager-le-systeme-de-sante-c-est-l-inverse_6170038_3232.html
Gaetan Casanova : https://www.lejdd.fr/societe/tribune-le-medecin-est-un-maillon-essentiel-du-systeme-de-sante-il-nen-est-plus-le-centre-132500
Aurélie Haroche
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire